samedi 3 décembre 2011

Causerie de Sr Dominique


Les Pères de l’Église face à la synagogue
Sœur Dominique
Blauvac, Juillet 2011

Introduction

Nous sommes une petite communauté de quatorze sœurs, nous avons démarré en 1953
Quand Sœur Simone a eu le projet de commencer une communauté monastique, Mgr de Provenchère, l’évêque d’Aix en Provence lui a conseillé de faire un noviciat quelque part. Elle voulait aller dans un monastère bénédictin mais cela n’a pas marché et elle est finalement allée chez les Petites Sœurs de Jésus pour son noviciat au cours duquel elle a eu l’occasion d’aller en Terre Sainte et de rencontrer les églises orientales ce qui l’a beaucoup marquée. Puis en octobre 1953 elle a commencé la communauté. Beaucoup de choses ont mûri jusqu’au Concile Vatican II à travers des lectures, des rencontres…
En Occident bien sûr, quand on commence la vie monastique, le premier moine auquel on se réfère, c’est Saint Benoît. Quand je suis arrivée en 1961, Sœur Simone commentait la Règle de saint Benoît ; et celui-ci dit à la fin de sa règle qu’il faut aller regarder les Pères du Désert, et c’est un peu ce que nous avons fait. Du point de vue monastique, nous avons assez vite été attirées par le monachisme oriental, et pareillement par les liturgies orientales. Dans la liturgie latine, on lit les Pères de l’Eglise : à matines, il y a toujours au deuxième nocturne une lecture des Pères de l’Eglise… mais dans la liturgie orientale, on prie avec les Pères de l’Eglise ! C’est tout différent !
Pour nous il était très important que notre prière soit avec les mots, les textes des Pères de l’Eglise.
A la suite du Concile Vatican II, un grand chantier liturgique était ouvert dans l’Eglise catholique et nous nous sommes demandé ce que nous devions faire… Nous avons demandé conseil… Nous ne sentions pas qu’il fallait nous rattacher à une Eglise orientale, et dépendre d’un évêque d’Orient. Il était très clair pour nous que c’était dans notre diocèse catholique, latin, romain qu’il fallait vivre cette écoute de l'Église indivise.
Après de nombreuses hésitations et des conseils, on nous a dit : « écoutez, faîtes un office ! » Nous avons encore attendu. Cela nous dépassait, aucune de nous n’est spécialiste en liturgie… mais Sœur Simone avait une intuition, un sens liturgique très forts !

Expériences liturgiques

Après un an ou deux de réflexion, nous nous sommes lancées. Pendant vingt ans environ, de 1964 à 1984, nous avons élaboré un office tissé de textes de liturgies orientales, byzantines, syriennes, des Pères de l’Eglise, tout en gardant les richesses de notre tradition latine. Par exemple pour l’Avent il existe, dans la tradition latine, dans les huit jours avant Noël, les Antiennes en « Ô » : ‘ Ô Sagesse, Ô Adonaï, Ô Roi des Nations…’ des antiennes très belles , très riches et très enracinées dans la Bible… Nous en avons fait des tropaires pour les huit jours avant Noël. Cela nous a donc beaucoup fait travaillé les Pères de l'Église. Quand nous avons pris les textes des liturgies orientales, nous nous sommes trouvées devant des textes anti-juifs. ; puisqu’il n’était pas question pour nous de suivre tout l’office byzantin ou syrien, c’était assez facile de choisir les tropaires qui n’étaient pas anti-juifs, du moins « grossièrement » ou manifestement anti-juifs. Mais pour d’autres textes, c’était beaucoup plus subtil et nous avons pris beaucoup de temps à travailler cela parce que nous ne voulions pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » si j’ose dire… Il y avait en même temps l’enracinement juif, biblique et cet anti-judaïsme… ça a pris beaucoup plus de temps et nous n’avons pu travailler là-dessus qu’à partir du moment où nous avons pu connaître la tradition juive…
Nous avons commencé en prenant les textes des liturgies orientales et les pères de l’Eglise ; au bout de dix ans nous avions à peu près tout mis en place sur une année liturgique.
Dans les années 70, par nos lectures - entre autres L’Exil de la Parole d’André Neher, ou Dieu en quête de l’homme d’Abraham Heschel , un juif américain à présent décédé - nous ont permis de percevoir la richesse de la tradition juive, des commentaires juifs de l’Ecriture. En même temps nous avons réalisé que cette richesse était l’arrière fond du Christ et des apôtres comme de l’Evangile et Nouveau Testament et nous ne les connaissions pas…Pour bien creuser et comprendre l’Evangile, il nous fallait connaître un peu plus l’arrière fond.
Déjà, quelques commentaires juifs ou des rencontres avec des juifs, nous avaient permis de pressentir qu’il y avait là un trésor ; nous nous sommes donc lancées !
Nous avons l’éternité devant nous, nous ne faisons pas des études universitaires ou une formation, c’est notre Lectio Divina… Le Père Pierre (un moine cistercien qui nous a rejointes en 1966 et qui avait fait le Biblicum à Rome et connaissait donc toutes les langues anciennes en plus de maîtriser également l’anglais et l’allemand grâce à ses origines hollandaises) nous avait rejoint en 1966 ; nous lui avons demandé de ratisser tout ce qu’il trouvait comme commentaires anciens et modernes , en commençant par la Genèse chapitre 1 verset 1 et de le redonner en communauté. Neuf ans plus tard, nous étions au chapitre 24 de la Genèse.
Nous avons fait tout cela dans le secret des Alpilles… c’est une expérience importante pour la Lectio Divina… Nous n’étions pas trop connues sinon on nous aurait taxées d’originales…
La Lectio divina
La Lectio Divina c’est vraiment mâcher l’Ecriture gratuitement ; pas pour écrire un livre ou pour autre chose… Cela, je l’ai appris avec les rabbins. Quand vous lisez le Midrash : « Rabbi untel dit cela, et Rabbi untel dit autrement etc. », ça fuse dans tous les sens!’ Il faut pouvoir avoir l’éternité devant soi, vraiment mâcher la Parole, creuser… c’est très fort !
Cette connaissance malgré tout assez limitée de la tradition juive et essentiellement abordée, au départ, par les commentaires de l'Écriture, a rejailli sur la liturgie où nous avons pu travailler davantage les textes.
Cela a rejailli également, et c’est plus difficile à partager, sur toute une approche de la vie monastique, de la vie chrétienne. Nous avons cherché, - et cela n’est jamais fini -, comment, de notre point de départ au sein de notre Eglise catholique, (toutes nos relations monastiques sont, à un premier niveau, des bénédictins ou des cisterciens), comment écouter l’approche orientale du monachisme et comment cela se traduit dans la vie ; il ne s’agit pas de mettre une étiquette par ci ou par là mais c’est tout une expérience de vie, une approche, un style de relations… et cela prend du temps !
Pour le judaïsme, c’est pareil. Notre première démarche, pour un peu connaître la tradition juive, fut de nous rendre à Sénanque où avait lieu une session d’Etudes Juives ; Sénanque était à ce moment là un centre culturel et nous connaissions le directeur.
Armand Abécassis commentait un passage de la Bible . Nous étions quatre et il avait remarqué qu’un petit monastère venait l’écouter… et il nous avait proposé de venir chez nous : « J’aimerais vous dire quelque chose chez vous. » Il est venu un dimanche nous présenter « comment un pharisien vit la Loi » ! A la fin de son topo, nos réactions spontanées ont été de faire remarquer : « En vous écoutant, c’est frappant de voir qu’il y a beaucoup de choses dans la manière d’approcher la pratique des mitsvots, qui nous font penser aux observances dans les monastères. Des observances qui depuis le concile Vatican II se sont beaucoup perdues, mais il en reste encore : se laver les mains avant le repas, lire la bénédiction sur le pain… mais au-delà des observances concrètes, nous retrouvons quelque chose de la spiritualité de l’obéissance monastique… »
Et lui de nous répondre : « C’est pour cela que je voulais venir chez vous vous parler de cela… Je ne sais pas si j’ai bien compris ce que sont des moines chrétiens, mais si j’ai bien compris, eh bien vous êtes les juifs des chrétiens ! » Il voulait dire que ce que sont les juifs pour les nations, les moines le sont pour le peuple chrétien.
Cela m’a frappée et avec le temps, j’ai trouvé cela extrêmement juste. La connaissance de la tradition juive, sous la forme dont nous l’avons pratiquée, dans le cadre de la Lectio Divina, a des accointances très nettes avec la vocation monastique.
En sens inverse, ce que sont les moines pour le peuple chrétien peut aider les chrétiens à comprendre quelque chose de l’élection du peuple juif parmi les nations…
Quelqu’un comme Colette Kessler (une femme juive, une grande amie de la communauté qui pendant seize ans est venue à toutes les fêtes chrétiennes, sauf Pâques, elle souhaitait venir pour la Semaine Sainte mais elle était très malade et n’a pas pu…) disait : « il manque des monastères dans le judaïsme ! » A quoi je répondais : « mais tu as le Shabbat, toute la spiritualité du Shabbat contient la vie monastique. »

La Tradition juive et les Pères de l’Église

Sandrine m’a aussi demandé de vous parler des textes des Pères de l’Eglise.
Nous avons été confrontés bien sûr à la substitution, à l’anti-judaïsme. Je me souviens que pour beaucoup de textes, il fallait finalement changer peu de choses ; il suffisait parfois d’un ‘et’ au lieu d’un ‘ou’, ou de bouger une virgule de place pour garder la continuité…
Avec le P.Pierre nous avions étudié la Genèse jusqu’au chapitre 24 ; Sœur Simone m’avait demandé de le reprendre et de le résumer un peu pour les sœurs qui rentraient dans la communauté et qui n’avaient pas fait le chemin précédent. Je suis allée jusqu’au chapitre 22 compris. en séparant le commentaire juif du commentaire chrétien, de façon à favoriser l’écoute de la tradition juive d’abord pour elle-même, avant de la rapprocher ou d’en chercher l’écho dans la tradition chrétienne. J’ai donc mis sur la page de droite le commentaire juif, verset par verset et, sur la page de gauche, tout ce que je trouvais comme commentaires patristiques.
Parfois, nous trouvons une proximité d’approche.
Par exemple, quand Abraham arrive en Terre Sainte, Il est dit en Genèse 12 : « …et de campement en campement il descend vers le Neguev », puis il y a la famine et il va en Egypte… A propos de tout ce parcours fait par Abraham, le commentaire juif dit : « Abraham descendit en Egypte. Le Saint Béni soit Il dit à Abraham notre père : ‘Pars et fraie le chemin devant la face de tes fils ». Ce chemin fait par Abraham dessinait déjà le chemin de Jacob qui vit d’abord avec Laban puis revient en Terre Sainte et doit descendre en Egypte parce que c’est la famine et que Joseph y est descendu.
Or Hilaire de Poitiers reprend un peu la même chose : « Il y a bien des manières d’interpréter l’Ecriture. Toute l’œuvre contenue par les saints livres annonce par des paroles, révèle par des faits, établit par des exemplaires[1] l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ qui envoyé par Son Père s’est fait homme (…). C’est Lui en effet, qui pendant toute la durée du siècle présent- (c'est-à-dire le monde créé), par des préfigures manifeste, engendre, lave, sanctifie, choisit, sépare ou rachète l’Eglise dans les patriarches. Par le sommeil d’Adam, par le déluge de Noé, par la bénédiction de Melchisedech, par la justification d’Abraham, par la naissance d’Isaac, par la servitude de Jacob. Pendant tout le déroulement du temps, en un mot l’ensemble des prophéties mises en œuvre au plan secret de Dieu, nous a été donné par bienveillance pour la connaissance de Son Incarnation à venir. »[2]
Hilaire lit donc tout le Premier Testament comme ayant tracé déjà le chemin pour le Christ.
Voilà un exemple où on peut trouver la continuité d’une même approche. C’est ce que les juifs appellent un Midrash Pesher, c'est-à-dire un midrash où l’on ne commente pas ce qui a précédé mais on interprète ce qui vient après, donc la venue du Christ avec les figures d’avant.
Au fur et à mesure que nous avancions dans la tradition juive une question s’est posée : Comment encore lire les Pères ? Comment faire ?
Nous nous sommes adressées au Père Dupuy, un dominicain qui connaît très bien la tradition juive - il a été pendant un an le vis-à-vis de Josy Eisenberg dans l’émission A Bible Ouverte pour commenter tout le livre des Nombres- et il connaît très bien la tradition orientale, la patristique.
« Comment faîtes vous pour lire les Pères de l’Eglise ? » lui avons-nous demandé.
Il est venu nous faire une session et il a insisté : « Quand vous lisez les Pères de l’Eglise, il faut toujours chercher quel est leur contexte et à quelle question ils répondent. Il y a en effet une grande différence : les juifs commentent l’Ecriture, essentiellement le Pentateuque et les Prophètes alors que les Pères de l’Eglise sont des pasteurs et font des homélies. Ils affrontent des questions concrètes auxquelles ils doivent répondre, répondre aux objections des fidèles, ou parce que c’est une fête ou pour un enseignement moral… Il est donc capital de voir quelle question ils se posent … On ne peut pas toujours avaliser leur réponse, mais on peut écouter la question. »
Et quand j’ai commencé à appliquer cela à mon petit niveau, au petit niveau de notre petite bibliothèque des Pères de l’Eglise, j’ai été très frappée de constater que très souvent la question fondamentale que se posent les pères est ‘Comment se situer par rapport aux juifs, à la synagogue ?...l’Eglise et la Synagogue…Et quand ils essaient de répondre à cette question, cela devient très vite substitutionnel.
Quel que soit le sujet abordé, l’Evangile ou autre, cela débouche souvent sur cette question. Nous avons donc à entendre la question. D’autant plus qu’aujourd’hui, nombre de chrétiens ne se posent même pas la question ! Alors que pour les Pères cette question de l’enracinement était vivante, vitale !
La question était plus précise encore : comme l’Eglise est très vite devenue majoritairement pagano- chrétienne (les gentils comme on dit.) comment rattacher ces pagano-chrétiens à cette histoire du Premier Testament ? Où trouver leurs racines ?
Très vite, et Saint Paul le fait déjà dans l’épître aux Galates et l’épître aux Ephésiens, on remonte à Abraham. Dieu a dit à Abraham : « Je te ferai père d’une multitude de nations. » Et voilà le fondement des Gentils ! Ils sont les nations. C’était d’autant plus important qu’il fallait répondre à une autre question déjà présente dans les Actes des Apôtres : Pourquoi les pagano-chrétiens ne sont ils pas tenus à observer la Loi ? On ne peut donc pas les rattacher à Moïse et au peuple qui au pied du Sinaï a dit ‘Nous allons pratiquer la Loi’. Beaucoup de pères ont répondu là encore en pointant sur Abraham. C’est la promesse que Dieu a faite à Abraham qui se réalise en Jésus Christ chez les chrétiens puisque le Christ nous a dit : « Annoncez à toutes les nations. »…
Mais comment voir ce rassemblement des Nations ? En effet si nous nous arrêtons là, une fois encore nous sommes le ‘Nouvel Israël’, le ‘nouveau Peuple de Dieu’ et les juifs, c’est fini ! Ils sont au mieux comme dit saint Augustin ‘les archivistes des chrétiens’, c'est-à-dire qu’ils portent les livres mais les chrétiens en ont la clé. Alors que c’est l’inverse ! Ils nous transmettent le Premier Testament mais nous avons besoin de leur tradition pour avoir la clé pour le lire.
Certes, le Christ, avec les pèlerins d’Emmaüs, a parcouru tous les Prophètes « partant de Moïse et parcourant tous les textes qui le concernaient » mais il y a quand même à avoir contact avec la tradition juive pour recevoir les textes.

Intuition propre à Augustin

J’ai retenu des textes de Saint Augustin qui me semblent apporter quelque chose de très intéressant concernant cette manière de situer Israël et les Nations. Augustin se pose une question que les rabbins se sont également posés. Pourquoi quand Abram est appelé Abraham, la bible ne l’appelle-t-elle plus jamais Abram… alors que lorsque Jacob est appelé Israël, dans la Bible on trouve les deux : Jacob, Israël, Israël, Jacob … Pourquoi ?...
Augustin va dire quelque chose de très positif, mais qui peut tourner plus négativement… Pour lui Abraham représente la promesse de Dieu ‘Je te ferai père d’une multitude de nations.’, promesse réalisée avec le Bonne Nouvelle annoncée aux nations. Le nom de Jacob signifie ‘supplanter’, la substitution est là derrière…
D’après le texte biblique, Israël signifie ‘Tu as été fort contre Dieu et contre les hommes’ Les Pères ont donné une autre interprétation : Ish ra’ El : ‘l’homme qui voit Dieu’…
Saint Augustin dit que cette promesse la n’est pas encore réalisée, ce qui explique que l’on trouve tantôt Jacob, tantôt Israël.
« Le peuple de Dieu, le peuple chrétien, est donc tout à la fois et dans cette vie et Jacob et Israël. Jacob en réalité et Israël en espérance. (vous allez voir la subtilité !) En effet le plus jeune peuple (les pagano- chrétiens) a supplanté son frère aîné (les juifs). Est-ce que nous avons supplanté les juifs ?- Oui on peut dire que nous les avons supplantés (mais voyez comment il explique cela d’une façon positive !) parce que c’est à cause de nous qu’ils l’ont été. S’ils n’avaient pas été aveugles, ils n’auraient pas crucifié Jésus Christ ; si Jésus Christ n’avait pas été crucifié, son sang précieux n’aurait pas été répandu et sans effusion de ce sang divin, le monde n’était pas racheté. C’est donc parce que leur aveuglement nous a été profitable que le plus jeune frère a supplanté son aîné et qu’il a reçu le nom de ‘supplanteur’ ((à ce moment là nous sommes encore Jacob). Mais combien de temps le sera-t-il ? Viendra le temps, viendra la fin du siècle et tout Israël embrassera la foi, non pas les israélites qui sont aujourd’hui mais ceux de leurs enfants qui existeront alors. En effet en poursuivant comme ils le font aujourd’hui leur voie criminelle, ils arriveront au séjour qui leur est réservé, à la damnation éternelle. Or c’est quand tout le peuple sera entré dans l’unité que s’accomplira ce que nous chantons : ‘Je serai rassasié lorsqu’ apparaîtra Ta Gloire’ (dernier verset du Psaume 16) Lorsque s’accomplira la promesse qui nous est faite de voir face à face (Israël, « l’homme qui voit Dieu »). Nous ne voyons Dieu maintenant qu’imparfaitement, comme dans un miroir et sous des images obscures mais -et c’est là l’intuition prometteuse d’Augustin- mais lorsque les deux peuples (Israël et les pagano-chrétiens) seront purifiés, ressuscités et couronnés, devenus par une transformation toute divine, immortels, incorruptibles pour l’éternité, ils verront Dieu face à face. Alors il n’y aura plus de Jacob, mais seulement Israël, alors le Seigneur abaissera les yeux sur eux comme sur le juste Nathanaël et dira : ‘Voilà un vrai israélite dans lequel il n’y a point de déguisement’. »
Ce texte, comme vous le voyez, est mélangé ; il envisage à terme la conversion des Juifs. Mais son intuition est très riche. On le retrouve dans Nostra Aetate : ‘la dignité israélite’ est celle de tous les chrétiens, pagano ou judéo- chrétiens…
Augustin va ensuite s’appuyer sur l’histoire de l’olivier dans l’épître aux Romains, chapitre 11 dans un commentaire sur le psaume 147 :
« Il n’a pas agi ainsi avec toutes les nations, Il ne leur a pas manifesté Ses Jugements. L’olivier sauvage a été coupé pour être enté sur l’olivier fertile. Maintenant, ils font partie de l’olivier, il ne faut plus les nommer ‘nations’, il n’y a plus qu’une seule nation dans le Christ, la nation de Jacob, la nation d’Israël. Pourquoi la nation d’Israël ? Parce que Jacob vient d’Isaac et Isaac d’Abraham et qu’a-t-il été dit à Abraham ? ‘Toutes les nations seront bénies en celui qui sortira de toi.’ La même chose a été dite à Isaac, la même à Jacob ; nous appartenons donc à Jacob et comme nous appartenons à Isaac, nous appartenons à Abraham (toujours ce besoin de remonter à Abraham pour situer les pagano- chrétiens) C’est donc à toutes les nations qu’appartient ce que Dieu a révélé à Jacob, à Israël. Et ceux là seuls doivent être réputés appartenir aux autres nations qui, refusant de croire au Christ, ne veulent pas quitter l’olivier sauvage pour être entés sur l’olivier fertile. Ils resteront dans la forêt comme des rameaux stériles et amers. »
Il va aller plus loin après… Beaucoup ont fait remarquer que cette comparaison de Saint Paul est tout à fait à l’envers par rapport à la sylviculture ; on ne met pas un rameau sauvage sur un olivier franc mais un rameau d’olivier franc sur un olivier sauvage, normalement…Augustin n’est pas dupe non plus.
Nous trouvons dans un commentaire sur le psaume 72 :
« Comment prouverons nous que la racine du Christ était cachée dans les patriarches ? (Voilà une des questions des Pères, prouver que nous avons la racine…) Interrogeons Paul ; lorsque les Gentils qui croyaient déjà au Christ semblaient vouloir s’élever avec orgueil contre les juifs qui avaient crucifié le Christ, alors que le peuple juif formait l’un des deux murs qui se relient dans l’angle, c'est-à-dire dans le Christ, avec un autre mur formé des incirconcis c'est-à-dire les Gentils, Paul réprime en ces termes la vanité des nations… (c’est la grande vision d’Augustin : le Christ est la tête, la pierre d’angle du peuple qui vient de la circoncision et du peuple qui vient des païens, des nations. Il ne les confond jamais. Il donne toujours au peuple juif sa place propre…) ‘ Si vous qui n’étiez qu’un rameau d’olivier sauvage avez été greffés sur les branches du peuple juif, gardez vous de vous glorifier à l’encontre de ces branches, car si vous vous glorifiez, sachez que vous ne portez pas la racine mais que la racine vous porte.’
Il reconnaît donc que certains rameaux ont été coupés à cause de leur infidélité de dessus la racine des patriarches et que l’olivier sauvage, c'est-à-dire l’Eglise venant des Gentils a été entée à leur place pour participer à la graisse de l’olivier. Et qui a jamais greffé l’olivier sauvage sur l’olivier fertile ? Chaque jour on greffe l’olivier fertile sur l’olivier sauvage. Nous n’avons jamais vu l’olivier sauvage greffé sur l’olivier fertile. L’Apôtre démontre que c’est par la Toute Puissance que l’olivier sauvage enté sur la racine de l’olivier fertile, porte non des olives sauvages mais de bonnes olives. Et rapportant une telle merveille à cette puissance infinie, il dit ‘Si vous avez été coupés de dessus l’olivier sauvage, votre tige naturelle, et entés contre nature sur l’olivier fertile, gardez vous de vous glorifier au dépends des rameaux.’ »
Voilà c’est vraiment typique de l’approche de Saint Augustin. Il va déployer cette image des deux murs avec le Christ qui est la tête d’angle. C’est très important, il garde aux juifs leur spécificité.

L’Église, rassemblement d’Israël et des Nations

Quand il dit que Jacob ne sera Israël que quand les juifs seront intégrés dans l’Eglise, on pourrait penser ‘quand ils seront convertis’ ; mais en fait c’est beaucoup plus large. L’Eglise chez les Pères, le mystère de l’Eglise, c’est l’Eglise depuis Abel, depuis Adam… C’est toute l’humanité. L’Eglise est l’humanité transfigurée dans le Christ ; elle convoque tout le monde. On retrouve cela dans la liturgie syrienne : « l’Eglise rassemblement d’Israël et des Nations ». Cela revient très souvent. Mais c'est dit dans une vision eschatologique.
Les Pères ont cette conviction, parfois formulée de façon trop substitutionnelle ; mais nous devons retenir cette intuition capitale quand nous parlons de l’Eglise : l’Eglise est dans son vis-à-vis avec Israël, même l’Israël qui n’a pas reconnu le Christ…là je vais plus loin que les Pères… C’est ce qui se mûrit dans le dialogue judéo- chrétien : le vis-à-vis entre les juifs et les chrétiens a un sens.
Les Pères ont en effet une autre question : Si le Christ a accompli toutes les Ecritures, au sens trop restreint que l’on donne au mot ‘accompli’, alors les juifs n’ont plus de raison d’être, c’est périmé, c’est fini… ? Or ils sont quand même là. Ils sont là ; ils sont toujours là ! Cela pose une question !
Quel sens donner à leur permanence ? Cette question travaille les Pères et ils ont plus de peine à y répondre… et là on trouve des écrits très négatifs sur les juifs : un organe témoin, c’est périmé, fini…c’était l’ombre et maintenant c’est la vérité…tous ces commentaires que nous ne pouvons plus suivre tels quels.
Voir en l’Eglise le rassemblement d’Israël et des nations, par contre c’est capital. Nous pouvons aujourd’hui le recevoir des Pères et le porter plus loin. Dans l’avancée de l’histoire, nous pouvons aller plus loin dans la réponse à donner, plus loin ou autrement, à travers tous les heurts et malheurs et tragédies de la guerre etc ….qui ont fait mûrir et réfléchir l’Eglise sur comment tous ces textes anti- juifs ont pu, malgré, tout faire le lit du Nazisme, favoriser un terrain où la résistance de l’Eglise était fragilisée par rapport à l’idéologie nazie.
Quand il s’est rendu à la synagogue de Mayence, Jean Paul II a parlé de ‘la première Alliance jamais révoquée’. Il reprenait Saint Paul, épître aux Romains, chapitre 11. Il y a donc un sens à ce que le peuple juif soit toujours là, le juif qui n’est pas converti au christianisme.
Là apparaît une chose qui nous a beaucoup marquées et a frappé Sœur Simone et qui nous a poussées à creuser la racines juive : la lecture d’un livre de Madame Eliane Amado Lévy-Valensi, La Racine et la Source. Elle évoque la finale de l’Evangile de Jean, chapitre 21. Le Christ ressuscité apparaît, il y a le repas au bord du lac… Jésus demande à Pierre ‘Simon, m’aimes tu ?’, trois fois, et à la fin Jésus dit à Pierre ‘Suis moi.’. Pierre se retourne et voit « le disciple que Jésus aimait et demande ‘et lui ?’ Jésus répond ‘Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?’ ».
Il y a un silence, il n’y a pas à répondre mais à respecter, à prendre en compte ce vis-à-vis de l’Eglise et d’Israël…et à respecter un silence… Mais à Pierre, Jésus dit ‘Suis moi’, le chrétien est appelé à suivre le Christ…
Le pape Grégoire le Grand interprétait déjà Pierre et Jean qui courraient au tombeau à l'annonce de Marie Madeleine que le tombeau était vide, comme symbolisant la course de l'Eglise (Pierre) et de la synagogue (Jean). Par ailleurs, le même pape commente la parole du Christ en croix : Voyant sa mère et près d'elle le disciple qu'il aimait, Jésus dit à sa mère : « femme, voilà ton fils ». Puis il dit au disciple : « voici ta mère » ; à partir de cette heure le disciple la prit chez lui. (Jn 19,26b-27).Le Père Lev Gillet cite le commentaire de St Grégoire le Grand qui voit en Marie l'Eglise, et dans « le disciple que Jésus aimait » la synagogue ; et si Marie va habiter chez Jean, cela suggère que l'Eglise a sa racine dans la synagogue. (Cf Communion in the Messiah au début de la préface)
Dans le dialogue judéo- chrétien, déjà au plan pratique, une collaboration beaucoup plus grande se fait entre juifs et chrétiens qui s’élargit même à l’Islam, sur le plan social … mais le dialogue entre juifs et chrétiens est tout à fait spécifique.
Là nous allons prendre une autre image biblique, évoquée par Sandrine dans son travail sur l’âne et le boeuf dans la crèche. Cela me permettra de vous montrer une autre chose dont le père Dupuy nous avait parlé. Il nous avait invitées à chercher le contexte et la question que les Pères se posaient. Mais lui-même,qui connaissait parfaitement la tradition juive et parfaitement la patristique, nous disait : ‘La tradition juive m’aide à relire les Pères et à mieux les comprendre !’ Quand il nous avait dit cela, j’étais restée avec un point d’interrogation, mais j’avoue qu’au niveau de notre travail liturgique, entre autres, cela nous a parfois beaucoup aidés. Dans des tropaires byzantins ou syriens, la racine était inconsciemment présente, mais on ne le savait plus. Quand par hasard, (la tradition juive est tellement vaste !) nous avions lu un commentaire sur le même sujet, tout à coup cela s’éclairait…on découvrait ce qui était dessous… Il suffisait d’un petit coup de pouce pour le faire remonter…

L’âne et le boeuf

Prenons donc l’exemple de l’âne et du bœuf.
Dans la toute première iconographie on voit l’enfant Jésus et l’âne et le bœuf mais pas Joseph et Marie, seulement l’enfant Jésus, l’âne et le bœuf. C’est d’autant plus étonnant que l’on ne parle pas de l’âne et du bœuf dans les récits de l’enfance chez Matthieu et chez Luc. Or ils sont présents dès le IVème siècle. Ce n’est pas par hasard. Cela veut dire quelque chose !
Sandrine étudie donc l’âne et le bœuf, les noms en grec, en hébreu… Je vais pour ma part, m’arrêter aux citations des Pères de l’Eglise.
Tous les Pères unanimement et clairement renvoient pour l’âne et le bœuf à Isaïe ‘Le bœuf connaît son maître et l’âne, la crèche de son maître’ et à Habacuc dans la traduction des Septante (et Sandrine explique pourquoi c’est différent de l’hébreu) : ‘Tu seras vu entre deux animaux’.
Quand on a un peu la connaissance de la tradition juive, c’est extraordinaire ! Dans le Premier Testament, l’âne et le bœuf apparaissent seulement deux fois : dans Isaïe comme nous l’avons vu et en Exode pour le Shabbat « … et ton âne et ton bœuf ». Dans la culture biblique, le bœuf est l’animal qui tire la charrue pour faire pousser le blé…l’âne est un moyen de transport, transport des hommes, monture, ou des charges, des fardeaux.
Origène dit : « C’était cette crèche que le prophète avait annoncée en disant ‘Le bœuf a connu son propriétaire et l’âne la crèche de son maître.’ Le bœuf est un animal pur, l’âne est un animal impur. L’âne a connu la crèche de son maître ; ce n’est pas le peuple d’Israël qui a connu la crèche de son maître mais un animal impur venant de chez les païens. »
C’est une interprétation d’Origène que je ne trouve pas très bonne. Certes pour les pères, l’âne est associé aux païens, mais pour Armand Abécassis, quand on dit ‘l’âne connaît la crèche de son maître et le bœuf connaît son maître’, cela montre en fait que le bœuf est moins obnubilé par manger son foin ; il connaît et regarde son maître ; il y a là une relation plus élevée ; tandis que l’âne connaît la crèche de son maître et va voir directement le foin…On peut interpréter cela en associant le bœuf au peuple juif et l’âne aux païens. Mais Origène ici l’interprète négativement quand il dit ‘ce n’est pas le peuple d’Israël qui a connu la crèche de son maître’.
D’autres Pères vont faire mieux.
« Or Israël ne M’a pas connu, dit l’Ecriture, et mon peuple ne m’a pas compris… Comprenons le sens de cette crèche et efforçons-nous de découvrir le Seigneur, méritons de le connaître et d'assumer non seulement sa nativité et sa résurrection mais aussi le second avènement glorieux de la majesté de celui à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen (Origène Homélie XIII sur Luc)
Cela ne nous conduit pas encore très loin.
Nous progressons avec la citation de Grégoire de Nazianze :
« Honorez ce petit Bethlehem qui vous a ramenés au Paradis ; adorez la crèche, grâce à elle vous avez été nourris par le Verbe (comme la crèche est le foin pour l’âne et le bœuf, donc la mangeoire qui donne la nourriture, Jésus est ce pain de vie…). Connaissez comme le bœuf votre bouvier, Isaïe vous l’ordonne, et comme l’âne, l’étable de votre maître. Que vous soyez au nombre des purs, soumis à la Loi et que vous ruminiez la Parole prêts au sacrifice (Israël) ou que vous figuriez encore au nombre des impurs, impropres à la Table et à l’Autel parce qu’appartenant aux Gentils. »
Nous avons fait un pas de plus. Le bœuf est associé à Israël, l’âne aux Gentils et nous retrouvons donc le DEUX ! Le chiffre deux, la dualité, est une clé dans la lecture de l’Ancien Testament et de l’Evangile. C’est le binôme Israël/ Nations qui devient Israël/l’Eglise.
Israël a été élu pour toutes les nations, pour transmettre à toutes les nations. On retrouve cela constamment dans Isaïe comme dans l’Evangile. Par exemple la multiplication des pains : pour 5000 hommes, le pentateuque, c’est Israël ; pour 7000 hommes, 70 nations, ce sont les Gentils. Il y a constamment des clés…
Passons à Grégoire de Nysse : « La crèche où naît le Verbe est la demeure du bétail ; c’est pour que le bœuf reconnaisse son maître et l’âne l’étable de son Seigneur. Bœuf est celui qui vit sous le joug de la Loi, âne la bête de somme chargée du péché de l’idolâtrie, et si dans la crèche Il naît entre le bœuf et l’âne, le maître de ces deux animaux, c’est pour démolir le mur qui les sépare et les recréer tous deux en Lui pour ne plus former qu’un seul être nouveau. Il décharge l’un du joug pesant de la Loi et délivre l’autre du fardeau de l’idolâtrie. »
On fait un pas de plus ! Jésus naît entre le bœuf et l’âne, entre Israël et les nations. Augustin parlait de la ‘Pierre d’angle’, ici Grégoire de Nysse prend le passage des Ephésiens : « Il détruit le mur de séparation », qui fait référence au Temple avec le parvis des gentils, puis un voile, puis le lieu pour les juifs.
Prenons à nouveau une citation d’Augustin : « C’est là dans la crèche que le bœuf a reconnu son maître et l’âne la crèche de son possesseur, c'est-à-dire la circoncision et la gentilité s’attachant ensemble à la pierre d’angle. » Augustin redonne son image.
Sandrine suit ensuite une autre piste. Dans l’icône de la Nativité, l’enfant Jésus est dans la grotte noire qui symbolise les enfers. Il est sur une sorte de caisse qui évoque l’Arche d’Alliance au dessus de laquelle se trouvaient les deux chérubins. Voir l’Exode au chapitre 37 quand Dieu explique à Moïse comment il doit construire le tabernacle, le mobilier… Pour l’Arche d’Alliance, il est dit ‘tu prends une caisse, tu mets un couvercle d’or, le propitiatoire et tu fais deux chérubins qui vont se faire face. Mais les deux chérubins ne vont pas se regarder ; il est bien mentionné qu’il leur faut regarder le propitiatoire, c'est-à-dire les Tables de la Loi qui sont dessous et il est précisé : c’est dans l’espace vide (vide !) entre les deux chérubins que Je te parlerai. C'est là que je te rencontrerai. C'est de sur le propitiatoire, d'entre les deux chérubins qui sont sur l'arche du Témoignage, que je te donnerai mes ordres pour les Israélites. (Ex 25,22)
Sandrine donne alors tout un développement avec les Pères sur cet ‘espace vide’. Grégoire le grand entre autres, est très sensible à cela. Sandrine pose la question : ‘Est il permis de voir l’indication d’un lien entre ces deux animaux dans l’icône de la Nativité qui regardent vers l’enfant nouveau né comme les deux chérubins du sanctuaire ?’
En fait sur une icône de la Nativité, on trouve deux anges qui regardent vers le haut… et nous, nous avons fait une icône de la Nativité dans laquelle les deux anges ne regardent plus vers le haut comme dans le modèle byzantin, mais vers le bas pour justement évoquer les deux chérubins. Quant à l’enfant Jésus, il occupe la place vide, ce qui veut dire que c’est le lieu de Dieu qui parle. Mettre l’enfant Jésus à cet endroit, c’est dire : Il est le Verbe de Dieu, Il est Dieu. C’est tout à fait cohérent pour nous.

Application pour le dialogue judéo-chrétien

Dans notre réflexion, notre discours, nos paroles, il nous faut veiller à ne jamais occuper cet espace vide, la place de Dieu… de laisser cet espace vide. Et quand Jésus dit à Pierre, ‘Suis moi et si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?’, il faut observer ce silence, cet espace vide. Il y a les juifs, il y a les chrétiens, comme les deux chérubins sur l’Arche et Dieu parle dans ‘l’entre deux’.
Les deux chérubins sur l’Arche sont une image clé capitale -et non pas un concept- de la pensée juive. Il faut ce vis-à-vis et cet entre deux pour approcher la réalité et laisser l’espace de silence quelle que soit notre parole pour le dire. Par conséquent, quand vous avez un rabbin qui dit blanc, vous avez toujours un rabbin qui dit noir, systématiquement, même si tout le monde est d’accord avec celui qui dit blanc…parce qu’aucune parole ne peut dire de façon exhaustive le mystère, la réalité… donc on met celui qui dit noir en face pour rappeler qu’il a quand même quelque chose à dire, par un autre biais.
C’est une ascèse de la relation. Au quotidien, quand on a en face de soi quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord, il s’agit de le vivre comme l’entre deux où on laisse le Seigneur habiter le silence de notre désaccord.
Au plan théologique, au plan de la réflexion de la relation avec le juif, le vis-à-vis avec Israël, surtout entre chrétiens et juifs, parce que nous avons la même Ecriture, il est capital de creuser, de se connaître, d’apprendre, mais en acceptant d’écouter ce silence où Dieu parle dans l’entre deux des sujets où nous ne nous rencontrons pas… C’est ce qui est si ‘initiatique’ pour le dialogue judéo –chrétien, car comme le disait, je crois, Bruno Hussar « Avec les juifs, on est d’accord qu’on n’est pas d’accord sur l’essentiel, le Messie, la chose centrale… et on ne le sera jamais. » Il n’y a pas à chercher à arriver à faire la synthèse… mais au contraire, accepter cette différence, une divergence qui n’est plus vécue comme un ferment de division… C’est l’inverse, c’est une divergence qui peut être vécue dans un dynamisme de communion. C’est tout autre chose.
Je me souviens que Colette Kessler, cette amie juive que nous connaissions bien et vraiment très ouverte aux chrétiens, me disait peu de temps avant sa mort : « Tu sais, j’ai rencontré un rabbin en Angleterre qui m’a dit ‘avec les chrétiens, il y aura toujours un abîme entre nous. Mais ce n’est pas un abîme qui nous sépare, c’est un abîme qui nous unit !’ » ça il faut être juif pour le dire !... C’est typique.
Je crois que c’est important pour beaucoup de choses, même entre nous chrétiens… L’unité entre chrétiens, me semble-t-il, nous ne pourrions y arriver que dans le ré- enracinement ou le vis-à-vis avec les juifs qui justement nous donnent des clés, des images pour s’approcher d’une unité qui sera l’espace vide où Dieu parle…Parce qu’en dépit de tous nos travaux, des théologiens, des rencontres bi latérales et malgré les progrès, des points touchent à l’identité de chaque confession, et même si on a des conversions identitaires à opérer afin de ne pas être fanatiques ou intégristes…l’unité ne se fera pas parce que tous vont devenir catholiques, ou tous orthodoxes, ou protestants…ce n’est pas possible ! Je pense que cette confrontation avec le judaïsme peut nous donner des outils pour trouver un chemin d’unité dynamique, car il ne s’agit pas non plus de faire du relativisme. C’est un espace vide mais dynamique où Dieu parle, et ouvert sur l’eschatologie.
Quand Augustin dit que nous nous appellerons Israël quand nous serons tous réunis et que nous aurons été transfigurés, c’est vrai dans l’eschatologie ; mais pour l’aujourd’hui, il s’agit de pouvoir vivre en acceptant ce silence où nous écoutons… La question reste ouverte. Je trouve cela extrêmement fécond, à tous niveaux, pas seulement au niveau œcuménique.
Voilà ce que j’ai voulu un peu vous partager à partir du travail de Sandrine, un travail qui, lui, est beaucoup plus vaste.
Echange
Question : Pouvez vous rajouter un petit mot concernant les chérubins et l’espace vide ? Celui dans lequel Dieu parle ? Il y a une tradition d’Israël dans laquelle les deux anges ont un sexe, c'est-à-dire que l’un des chérubins est mâle et l’autre femelle et c’est dans la juste distance entre les deux, ni trop près, ni trop loin que Dieu peut s’exprimer dans « le murmure du silence parlant »…
Sr Dominique : Oui, cette approche est valable justement pour la rencontre de l’autre, l’homme et la femme bien sûr, mais la rencontre de l’altérité ; il y a toujours à observer ce non- savoir. On a tout un chemin de parole et aujourd’hui, surtout avec les Sciences Humaines, on a beaucoup mis en relief les ‘mauvais silences’, les ‘non- dits’… c’est vrai, mais il faut voir également l’importance de ce silence de l’entre deux… ces ‘bruissantes paroles’…mais d’une parole que l’on reçoit….non pas celle que nous allons construire là dedans. On la reçoit de Dieu justement quand on fait silence, quand on peut demeurer dans le vis-à-vis sachant que Dieu parle entre deux. C’est pour cela qu’à propos de l’âne et du bœuf les Pères citent aussi Habacuc : « tu seras vu entre deux animaux, deux vivants. » C’est précieux je trouve…
Sur cette question de l’âne et le bœuf, j’avais entendu Armand Abécassis commenter les bénédictions de Jacob sur ses fils, ses douze fils, et on fait forcément le lien avec les bénédictions de Moïse sur les douze (tribus). Or il y a deux fils de Jacob pour lesquels la bénédiction est beaucoup plus longue et abondante, il s’agit de Juda et Joseph. Juda a un lion sur son étendard, mais on dit qu’il attache son âne à la vigne ; il y a un lien avec l’âne. Pour Joseph, Jacob ne parle pas du taureau ou du bœuf mais Moïse en parle. En effet Joseph se ‘dédouble’ en Ephraïm et Manassé, Ephraïm c’est le bœuf et Manassé le taureau.
Armand Abécassis avait développé le Messianisme de Juda et le messianisme de Joseph en disant que le messianisme de Juda était un messianisme plus spirituel, et quand le livre des Nombres explique comment il faut camper, il dit que Juda doit camper à l’orient ; il es assisté d’Issachar et Zabulon. Issachar représente l’étude de la Torah et Zabulon le commerce, car pour guider le peuple, Juda doit écouter la Parole de Dieu et l’économie doit être suffisamment bonne pour qu’ils ne crèvent pas de faim, qu’ils soient libres pour étudier… Juda est toujours à l’Est et Joseph à l’Ouest….on ne parle pas de Joseph d’ailleurs mais de ses deux fils Ephraïm et Manassé.
Joseph est allé en Egypte, il a résolu le problème de la famine, Armand Abécassis disait donc que Joseph représente le messianisme de l’économie. Comme Ephraïm est devenu le Royaume du Nord, les autres tribus y ont été absorbées et les dix tribus du Nord se sont perdues dans la nature après l’exil, elles ont été assimilées aux nations. Ainsi quand on dit ‘Messie de Juda’ et ‘Messie de Joseph’ c’est encore une fois Israël et les Nations, ou les chrétiens (pagano-chrétiens) dont il s’agit. Par conséquent, lorsque Jésus est fils de Joseph dans la généalogie de Matthieu et que l’on sait que Marie qui enfanta Jésus est de la maison de David, donc de Juda, on retrouve à la fois Joseph et Juda…. Aussi quand j’ai vu l’âne et le bœuf, j’ai pensé spontanément, c’est le Messie de Joseph et le Messie de Juda’…
Je reconnais que ce n’est nulle part chez les Pères de l’Eglise et je ne peux pas appuyer davantage mon intuition si ce n’est par ce commentaire d’A. Abécassis. Mais j’ai l’impression que si, dès les premiers siècles, on trouve dans la première représentation de la Nativité, Jésus sur le petit coffre avec l’âne et le bœuf, c’est peut être bien hérité d’une des traditions juives. Il est le Messie de Juda et de Joseph, il unifie les deux messianismes. Je me demande si ce n’est pas une trace de la tradition juive qui s’est transmise sans même qu’on ne sache plus pourquoi et qui fait qu’aujourd’hui nous retrouvons l’âne et le bœuf dans la crèche. Si mon intuition est juste, ça pourrait être un exemple où la connaissance de la tradition juive nous fait redécouvrir des richesses de notre propre tradition.
Un autre exemple se trouve sur notre icône de la Nativité avec les quatre scènes que nous avons peintes sur les portes : le Buisson Ardent, l’Echelle de Jacob, la Toison de Gédéon et les trois enfants dans la fournaise. (Notre icône de la Nativité est un triptyque avec des portes). Pourquoi cela ? Parce que dans la tradition liturgique latine, il y avait dans le temps avant Noël qui correspondait aux quatre temps d’hiver, des lectures des quatre temps et il y a toujours avant Noël ces quatre lectures qui préparent à la Nativité. Or ces quatre lectures sont quatre « descentes de Dieu » : la descente dans la fournaise, la descente de la rosée sur la toison, l’échelle de Jacob, monter, descendre, et Dieu descend dans le buisson ardent. Dans la tradition juive on trouve dix descentes de Dieu et la dixième est celle du Messie…
On ne peut pas ne pas se demander ces quatre descentes de Dieu dans la tradition liturgique qui prépare Noël ne s’inscrivent pas dans le thème des dix descentes de Dieu dont parle la tradition juive… N’y a-t-il pas quelque chose ?
Par ailleurs le commentaire juif sur le buisson ardent se demande pourquoi Dieu est descendu dans un buisson d’épines et pas dans un buisson qui, au moins, n’aurait pas d’épines, un buisson un peu moelleux ? Pourquoi un buisson épineux ? Pas très beau. C’est bien le mot hébreu. Parce que Dieu dit à Moïse : ‘J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple.’ C’est vraiment la descente dans la pauvreté du peuple oppressé en Egypte. Les commentaires juifs sur le buisson ardent sont très parlant pour préparer Noël ! Ce sont de petits exemples qui peuvent vous faire percevoir comment et à quel point cela enrichit…
Voilà encore un texte superbe d’Origène : « S’il arrive qu’en lisant l’Écriture, tu heurtes par la pensée la pierre d’achoppement et le rocher de scandale, n'accuse que toi, car tu ne dois pas renoncer à l'espoir que cette pierre d'achoppement et ce rocher de scandale renferme des pensées telles que se réalise la parole : ‘Et celui qui croit ne sera pas confondu’. Crois d'abord, et tu trouveras sous ce que tu prends pour un scandale un grand et sain profit »… et tout le texte continue ainsi. Pour moi, c’est aussi une façon de vivre cet espace vide. Quand on ne comprend pas quelque chose, il faut contempler l’espace et écouter, continuer à écouter et un jour cela viendra peut être… ne pas rejeter trop vite…
Saint Augustin disait que la première langue de l’Humanité, la langue de Dieu, c’est l’hébreu. Quand j’ai appris l’hébreu, c’est la première fois que j’entrais dans une langue qui est dans un tout autre univers que le nôtre. Ce qui m’a fascinée c’est qu’en français ‘un chat c’est un chat’, en hébreu c’est un chit, un chot, un chout ! puis que l’on peut changer les voyelles, ce qui est révélé ce sont les consonnes pas les voyelles… un texte hébreu n’est pas vocalisé, le journal à Jérusalem n’est pas vocalisé, je n’ai jamais compris comment on arrive à le lire…. c’est une langue qui parle silencieusement. C’est une approche du monde, de la réalité, une écoute de la vie, je trouve cela extraordinaire !…
Dans notre office, il y a les textes des tropaires et il y a le lectionnaire : celui-ci est sans doute la partie, je n’aime pas dire originale ou créative, parce que nous n’avons pas cherché à faire ça, nous nous sommes mis à l’écoute de la tradition… mais voilà, nous avons un lectionnaire beaucoup plus vaste que n’importe quel autre lectionnaire dans les différents rites. Quand il y a une grande fête, comme par exemple la Transfiguration, il y a les lectures de la vigile, de la liturgie, des deuxièmes vêpres… mais pour nous cela dure pendant huit jours : nous allons avoir des lectures propres, une méditation sur les multiples facettes de la fête par des lectures groupées en colliers. Ancien et Nouveau Testaments… nous avons procédé ainsi parce qu’en lisant, en regardant les liturgies, les tropaires, les Pères de l’Eglise, les sermons, les homélies, il y avait des tas d’allusions bibliques et si nous voulions prendre toutes ces lectures bibliques, nous en avions beaucoup trop pour un seul jour ! Nous les avons donc distribuées sur huit jours.
Par exemple pour la Transfiguration, le dimanche dans l’octave de la fête, nous avons pris le thème de l’icône, puisque cette fête fonde l’iconographie : l’iconographe ne devient iconographe que quand il a écrit une icône de la Transfiguration. Il y a également l’icône non faite de mains d’hommes, fêtée le 16 août chez les byzantins. Pour les matines de la Transfiguration, chez nous, on met l’icône de la Sainte Face. Une homélie d’un Père Astérius d’Apamé[3] je crois : le Christ transfiguré, dans Saint Luc, parle de son départ, de sa Passion, avec Moïse et Elie… tout se joue entre le visage transfiguré et le visage de la Sainte Face, pas défiguré mais souffrant… c’est tout le temps en superposition. Pour l’office de nuit de la Transfiguration, on a cette icône, mais le dimanche après le 6 août est un dimanche dédié à l’icône. Pour les lectures de ce dimanche, nous avons choisi comme première lecture le Deutéronome qui interdit toute image, en deuxième lecture Colossiens : ‘Il est l’image du Dieu invisible.’ Et la troisième lecture c’est la Transfiguration… Apparemment c’est paradoxal. C’est le paradoxe qui cerne la réalité (les Chérubins sur l’Arche…) et parce que quand on vénère une icône, ce n’est pas pour nous chrétiens, transgresser l’interdit de la représentation,.
Question: Je voudrais revenir sur la figure de l’âne…
Le Christ en entrant dans Jérusalem se sert de cette monture et les Pères ont vu dans l’âne de l’entrée à Jérusalem, les Nations. Le point qui pour moi est à creuser est le suivant : cet âne, c’est de Béthanie qu’il envoie ses apôtres le chercher et il n’attend pas d’arriver aux portes de Jérusalem pour l’enfourcher. C’est depuis Béthanie qu’il va être à dos d’âne et parcourir une certaine distance avant d’entrer effectivement dans Jérusalem. Je me demande si la distance parcourue effectivement entre Béthanie et la porte de Jérusalem n’aurait pas une résonance avec le travail de maturation que la tradition hébraïque a fait pour que les Nations puissent en arriver à être la monture du Christ ?...
Sr Dominique : C’est vraiment une question pour moi que l’identification de l’âne avec les Nations du point de vue des Pères… parce que pour les juifs, je ne pense pas que l’âne représente les Nations.
Nous avons cela dans notre liturgie au moment de l’entrée des Rameaux. Il y a parmi les tropaires, les idiomèles apostiches que nous chantons. Il y en a un que nous avons pris d’un midrash ; c’était un texte syrien qui dit : l’âne que Jésus a enfourché pour les rameaux était déjà l’âne qu’Abraham avait scellé pour le sacrifice d’Isaac et celui sur lequel Moïse avait mis sa femme Sipora et ses enfants quand il est retourné e Egypte. C’est un Midrash Pesher. C’est comme le premier texte que je vous ai cité où il est dit qu’Abraham quand il descend en Egypte, trace le chemin pour ses descendants. La figure de l’âne est comme « additionnée »… Il faut laisser jouer ces différents textes jusqu’à ce que l’on voie le lien. Dans les trois cas, cela parle de la Passion de Jésus.
Quand Moïse retourne en Egypte, c’est pour en faire sortir le peuple d’Egypte, donc c’est la Pâque. Quand Jésus monte à Jérusalem, c’est pour sa Passion. Elie Munk, un rabbin du XIXème siècle résume le commentaire midrashique pour chaque verset et voici ce qu’il dit concernant la bénédiction de Jacob sur Juda où il est mentionné que ‘celui-ci attache son âne à la vigne’ :
« Ainsi Jacob entrevoit le Messie, mais comment le voit il ? Il voit le vainqueur de l’humanité, non pas à cheval mais avec un âne, la bête de somme qui représente partout le bien être paisible, la grandeur nationale pacifique, alors que les chevaux représentent la puissance guerrière. Aussi est ce l’âne qui seul de tous les animaux impurs est appelé à représenter la consécration de toute la propriété mobile… C’est l’animal qui, d’un pas tranquille, porte l’homme et ses biens. Aussi le pouvoir royal juif ne devait il pas s’exprimer par le nombre de chevaux et il était défendu au roi d’avoir des chevaux. Le futur rédempteur d’Israël et de l’Humanité apparaît donc ici en rapport avec l’âne et cette image suscite la double vision de Paix et de bien être matériel. » Il continue et souligne que pour attacher son âne à la vigne, il faut que celle-ci soit costaud, cela signifie donc que la vigne est surabondante.
Comme Origène, les Pères de l’Eglise sont partis sur l’idée de l’âne impur et de là sur les idolâtres et les païens… c’est à nouveau une conception de l’impureté qui ne correspond pas à la conception juive de l’impureté. La conception juive de l’impureté n’est pas morale, du moins pas d’abord, mais elle touche à la relation. Par exemple, un homme qui ensevelit un mort est impur jusqu’au soir, or il a accompli une œuvre de piété hautement louée par la Torah ; une femme qui accouche est impure pendant quarante jours, mais c’est une bénédiction de Dieu qu’un enfant, il n’y a là rien de mauvais.
Comme je m’étonnais que l’on mette dans la même catégorie ‘impure’, celui qui a la lèpre, la femme qui accouche et l’homme qui a enseveli un mort, Gilles Bernheim m’a répondu qu’en fait l’impureté est liée au vécu d’une relation très intense et très proche du mystère de la vie. Celui qui ensevelit un mort touche au mystère de la vie et de la mort, tout comme la femme qui accouche… Quant au lépreux, il est celui dont la parole est corrompue, c’est plus négatif sur le plan moral, il médit, a un problème de médisance. Ce sont donc des gens qui ont besoin d’être mis à part pendant un certain temps pour retrouver une relation renouvelée avec les autres…Quand on a enseveli un mort ou accouché, il faut un temps pour pouvoir se retrouver…
L’impureté associée à l’âne, est propre aux Pères de l’Eglise.
Sandrine : Je ne pense pas que ces approches soient contradictoires. Ce que dit Munk est exact ; il ne faut pas le détacher du contexte où l’âne le hamor, proche de homer, la matière, d’où l’idée de matérialité, des biens matériels. L’idée de paix est également présente puisque lorsqu’on a tous les biens matériels nécessaires pour vivre, alors on peut être disponible pour la Torah. Avoir des biens matériels, être bien dans une matérialité humaine n’est pas mauvais en soi. Ça peut marquer une pesanteur, l’homme a besoin de ces biens : une maison, un feu pour se chauffer l’hiver, quelque chose dans son assiette, mais on peut dérailler et tomber dans l’idolâtrie de ces biens. C’est le cas des Nations, tandis que la spiritualité est dégagée de cette pesanteur. On peut inclure toutes ces interprétations.
Question: Je m’étais interrogé sur le problème de l’âne…J’avais fait la relation avec Abraham qui laisse l’âne au pied du Mont Moriah… Dans Marc il est écrit qu’il s’agit d’un ânon qui n’a jamais été monté, alors que l’âne d’Abraham avait été monté. Je me suis dit que ce pouvait être ou bien notre humanité que le Christ emmène vers Jérusalem, ou bien l’aspect impur, les païens qui étaient restés en bas dans le cas du sacrifice d’Isaac et qui nouvellement recréés par la présence du Christ peuvent monter au Temple. C’était mon interprétation.
Sr Dominique : Oui, peut être une des choses que nous apprend la tradition juive, c’est qu’il faut laisser coexister plusieurs interprétations qui peuvent parfois aller en sens contraire justement parce que c’est la richesse du Mystère qui fait ça. Là ce n’est pas contradictoire bien sûr.
Une tradition juive concernant le Messie dit que si le peuple est digne, le Messie viendra à cheval, s’il est indigne, le Messie viendra sur un âne. Dans le commentaire chrétien souvent cité par Père Pierre dans l’entrée aux Rameaux, si Jésus arrive monté sur l’âne c’est parce que l’Humanité n’est pas digne et Il vient souffrir à Jérusalem… C’est encore une autre piste.
Question : J’ai une autre piste pour comprendre le pourquoi de cette entrée de Béthanie à dos d’âne. Si mon souvenir est bon, à vérifier dans les textes, le chemin que Jésus prend pour arriver à Jérusalem pour sa Passion, c’est le chemin que prenaient les rois d’Israël dans le parcours qui les menait jusqu’à leur cérémonie d’intronisation, qui lui-même est le chemin que les hébreux ont parcouru quand ils ont conquis la Terre Promise. Ça passe par Jéricho, dernière étape avant Jérusalem, c’est pour cela que c’est là que le Christ guérit Barthimée et qu’il réintègre Zachée dans le peuple. Et il me semble que les rois d’Israël quand ils étaient intronisés entraient dans Jérusalem et allaient jusqu’au Temple à dos d’âne… ils devaient monter l’âne vers Béthanie
Sr Dominique : Oui, ça va avec ce que Munk dit, qu’il arrive à dos d’âne.
Question : et encore une autre résonance pour creuser les rapports et voir si on trouve du sens : le premier roi d’Israël sacré à la demande du peuple, c’est le roi Shaoul. Il a été oint par le Prophète Samuel. Or comment Shaoul s’est il trouvé en présence du Prophète Samuel qu’il ne connaissait pas ? C’est parce que son père avait égaré un troupeau d’ânesses et envoyé Shaoul dont le nom veut dire ‘le demandé’ ou ‘le demandeur’ a pour racine ‘demander’ en tout cas…
Il a été envoyé à la recherche des ânesses et il questionne tout le monde ; comme le Prophète Samuel a une réputation de voyant, il va tout naturellement vers ce prophète pour qu’il lui dise s’il voit où sont les ânesses… Et le Prophète Samuel voit que ce jeune homme est celui que le Seigneur a choisi pour devenir le premier roi de son Peuple et il le oint à cette occasion là. Donc, l’âne, l’ânesse ou le petit de l’ânesse et le roi d’Israël, dès le départ, ça va ensemble…
Sr Dominique : c’est un jeu de résonances…
Sandrine : nous n’avons pas fini d’en trouver, nous n’en sommes qu’au début !...
Sr Dominique : Pour finir, je voudrais préciser que l’on croit souvent qu’avec le midrash l’on peut faire tout ce qui nous passe par la tête… C’est faux ! Il y a des règles ; quand on lit le midrash, on se demande où les rabbins vont chercher tout cela, mais il n’empêche qu’il y a des règles, et Maïmonide en a établi treize.
Une des premières règles consiste, lorsqu’il y a une lecture difficile, à ne jamais faire de corrections, même si l’on pense que c’est une erreur de copiste. Cela touche les consonnes bien sûr puisque l’on peut toujours changer les voyelles.
J’ai trouvé cela extraordinaire au plan existentiel et j’ai l’intuition que chacune de ces règles est une règle existentielle….
Isaïe de Scété, un des premiers moines du désert de Scété, un sémite, dit que la relation du moine à l’Ecriture et la relation du moine au frère, c’est pareil… C’est très très juste ! Par conséquent lorsque dans l’Ecriture, il y a une lettre en trop en trop peu, on voudrait faire une correction… ça me fait toujours rire quand je vois dans une Bible « correction »… Non ! il faut chercher, chercher, chercher jusqu’à ce que l’on trouve un sens…
Or dans nos vies, dans nos chemins de vie, on a envie de dire que dans notre héritage ou dans les événements de notre vie, il y a des erreurs à corriger… On peut vocaliser autrement, ça oui, on peut relire sa vie en mettant d’autres voyelles…mais on ne peut pas toucher aux consonnes !...
C’est très fort.
Pour cette règle là, le sens général est facile à trouver, pour les autres c’est plus difficile…


[1] Il faut comprendre ce terme dans son sens technique de l’exemplum latin. C'est-à-dire d’antitype, de figure.
[2] Traité des Mystères, SC 19, p.75
[3] Asterius, fut évêque métropolitain d'Amasie, dans le Pont, à la fin du IVe siècle.