Compte rendu de la session sur les « pharisiens »
Entre le 24
au 28 juillet 2013 nous nous sommes retrouvés un groupe d’orthodoxes (dont des
membres de l’Archevêché, et de la crypte) à Rochefort sur Loire près d’Angers,
chez Agnès Desanges, qui fait partie de la nouvelle paroisse orthodoxe d’Angers
pour essayer de découvrir qui sont les pharisiens de l’Évangile. Ce fut un
temps ecclésial, convivial, fraternel et joyeux. Nous avons pu célébrer matines
et vêpres chaque jour, présidés par le Père Marc Génin qui était parmi nous. Et
rejoindre la liturgie de la paroisse autour du Père Syméon Cossec, le dimanche.
Nous avions quelques orateurs pour nous guider dans cette visite : Sandrine
Caneri, le rabbin Philippe Haddad et un couple de la communauté juive d’Angers,
Eva et Louis Pidhorz qui nous ont témoigné de leur vie juive au quotidien.
Explorer qui sont ces pharisiens
fut une aventure originale, car nous croyions savoir. Mais nous nous sommes
aperçus que le sujet était plus complexe et contrasté qu’il n’y paraissait et
que nous avions plutôt des idées préconçues, négatives et biaisées à leurs
sujets. Le terme même de « pharisien » a connu une évolution qui rend
sa signification difficile qu’il faut expliquer pour en cerner le sens de façon
juste.
Un disciple des pharisiens nous parle de ce qu’il connaît
mieux que nous
Plutôt que de parler des
pharisiens et des juifs à leur place, nous nous sommes mis à l’écoute de ce qu’ils
nous disent d’eux-mêmes. C’est pourquoi nous avions invité le Rabbin Philippe
Haddad qui se considère être l’un des héritiers du judaïsme pharisien, pour
nous en parler.
Il nous a d’abord
brossé un tableau historique de l’émergence du pharisaïsme puis du rabbinisme
et du rapport entre la tradition écrite et la tradition orale. Il est parti de
la destruction du premier Temple en -586, puis de l’exil en Babylonie et de son
impact, de l’élaboration progressive du texte biblique, dans son passage de
l’oral à l’écrit, la touche finale ayant été donnée après la destruction du
second Temple en 70 de notre ère, à Yavné. Il a parlé de l’importance du rôle
des scribes en tant que gardiens de la mémoire avec Esdras (-398) et Néhémie. La
grande Assemblée fondée avec Esdras (120 Anciens) sera considéré ensuite comme
l’ancêtre du Sanhédrin. Il nous a fait
part de sa réflexion sur la pédagogie de la transmission. Pour lui, les scribes
ont considéré que les prophètes ont échoué dans
leur œuvre de transmission et de réveil des consciences, ils ne furent pas
suffisamment des pédagogues de proximité. Scribes et pharisiens ont donc démocratisé
l’enseignement et la pratique afin de les ouvrir à tous et qu’ils ne soient
plus réservés aux seuls prêtres quand ils officient dans le Temple.
La Torah est la parole de Dieu,
la voie qui mène à Dieu, c’est une source d’inspiration pour notre conduite,
nos paroles, et nos pensées. Elle contient trois thèmes majeurs : l’amour
du prochain, de l’étranger et de l’Éternel. Le livre des psaumes révèle un
nouvel amour celui de la
Torah. Il s’agit d’un amour en
pensée, en paroles et en actes.
Il a insisté pour dire qu’au
moment du second Temple, et au temps du Christ, nous sommes en présence d’un
judaïsme pluriel. Les pharisiens défendent le libre arbitre dans un monde où le
déterminisme est prédominant. Pour eux l’âme est éternelle, ils croient en la
résurrection des morts, à l’existence des anges et des esprits. Autant de
croyances dont nous sommes largement héritiers.
Découvrir les différents usages du mot pharisien
Sandrine Caneri nous a donné plusieurs enseignements sur le
même sujet. En commençant par une explication du sens du mot. Le terme
« pharisien » semble venir de la racine « paroush »
(au pluriel peroushim) qui signifie : séparé. Ce mot à l’origine est
connoté de sectarisme et dissidence, à l’intérieur même du judaïsme. A
l’origine, ce terme de pharisien est employé pour désigner les ennemis des
sages et ceux qui polémiquaient avec eux. Il
peut même être utilisé comme insulte. C’est la raison pour laquelle les sages
ne sont jamais identifiés aux pharisiens dans le Talmud. « Un Sadducéen
disait à Gebiha b. Pesisa : "Malheur à vous, criminels (Pharisiens), qui
dites que les morts revivront; puisque les vivants meurent, les morts
revivront-ils ? — Malheur à vous, criminels (Sadducéens), répondit-il, à vous
qui déclarez que les morts ne vivront pas; puisque ceux qui n'existaient pas
prennent naissance, combien plus encore revivront ceux qui ont déjà vécu!"
» (Talmud Sanhédrin 91a). Cependant comme les chrétiens vont étendre à tout le
judaïsme (et tous les juifs) les invectives contre les pharisiens, par réaction
de défense, les juifs identifieront les pharisiens aux sages, mais cela à
partir du Moyen-âge.
Lecture renouvelée de l’Évangile
Le rabbin nous a fait une lecture
personnelle du Sermon sur la
Montagne (Mt 5 et 6) ainsi que des six antithèses de Jésus en
Mt 5, textes qu’il affectionne. Il y voit deux triades : Interdiction du
meurtre, de l’adultère et du divorce. Puis Loi sur le serment, la loi du talion
et l’amour des ennemis. Il a distingué les deux formules : « on vous
a dit, moi je vous dis ». Et : « vous avez appris qu’il a été
dit aux anciens ». Il a posé la question : qui étaient ces
anciens ? Etaient-ils antérieurs aux prophètes ou les maîtres de la grande
assemblée ?
Quant à l’idée de la peine de
mort, dans le texte de la Torah,
elle était déjà rendue impraticable par les maîtres du Talmud. La
responsabilité personnelle est le leitmotiv de l’enseignement et du comportement
des pharisiens. Jésus la développera également, lui qui nous conduit vers une
authenticité dans notre comportement. Il critique l’hypocrisie, et les gens
caméléons. Le rabbin trouve l’exigence de Jésus très grande et nous a touchés
par son empathie avec lui.
Puis il nous a fait une étude de la péricope des épis
arrachés Mt 12,1-8 en nous disant que Jésus exprime la pédagogie de l’accueil.
Il annonce et prépare les hommes à l’accueil du Royaume de Dieu. Il a insisté
en disant que Jésus ne dit jamais que la
Loi est caduque ni que le shabbat serait caduque. Au
contraire il les pousse plus loin. Il est dans la méthodologie rabbinique de
l’analogie, de l’allusion, de l’a fortiori, et de la déduction, tels que les
pharisiens la pratiquent de son temps et aujourd’hui encore.
Les mauvais pharisiens décrits par eux-mêmes et les
autres
Sandrine Caneri nous a ensuite
détaillé les sept types de Pharisiens mentionnés dans le Talmud (dont six sont
exécrables, seul le septième est ami de Dieu, comme Abraham) en rapport avec
les six invectives de Mt 23,4-33 : « Malheurs à vous, scribes et
pharisiens, hypocrites… »
C'est-à-dire que le Talmud, avant Jésus (au moins dans sa
version orale) critiquait déjà vigoureusement les pharisiens hypocrites,
calculateurs, ostentatoires, orgueilleux et fiers d’eux mêmes. Pour D. Flusser,
Jésus distingue avec précision les mauvais pharisiens des autres. Il tient à ce
que ces disciples les écoutent (Mt 23,2-3) car leur enseignement est juste.
Pour le vrai Pharisien l’homme a
été créé pour être le Grand prêtre de la Création. C’est la raison pour laquelle,
lorsqu’au réveil il se lève, il se lave les mains, comme le Grand prêtre dans
le Temple avant d’offrir le sacrifice, car il va offrir le sacrifice de son
travail dans le Temple qu’est la Création. Ce même geste est bien celui du prêtre
orthodoxe au début de la proscomédie.
Après Yavné chez les Pharisiens, le mot Père est l’un des
mots qui se substitue au Nom de Dieu, le
Nom qui sera devenu imprononçable.
Dans la tradition pharisienne, la
nouveauté d’interprétation est suspecte. L’originalité est absolument étrangère
aux anciens. « Celui qui dit une parole en citant celui qui l’a dite,
celui-là rachète le monde » (Pirqé Avot 6,6). Lorsque la tradition
rabbinique parle de nouvelle interprétation (ou nouvelle alliance comme en
Jérémie 31,31) il ne s’agit pas d’une nouveauté radicale, qui viendrait de
nulle part, mais d’un renouvellement, déjà contenu dans les prémices et le
trésor de la tradition. La nouveauté est donc comprise comme un
approfondissement et une plus grande exigence des mêmes préceptes. A chaque
nouvelle génération, chaque maître développera à partir des mêmes commandements,
leur mise en pratique et leurs implications pour leur temps.
Quelle est donc cette
exaspération des chrétiens concernant les pharisiens ? Est-ce lié à
l’attachement excessif à l’acte extérieur, et donc au social ? Ne serait-ce
pas parce que, dans notre ignorance, nous croyons qu’il n’y a pas chez eux
d’éducation à ce qui précède l’acte, donc à la pensée ? Ce que nous
appelons le combat des pensées ou des passions, et que nous chérissons tant.
« Rabbi Shimon ben
Lakish (IIIème siècle) enseigne : quiconque est adultère avec
les yeux est appelé adultère, car il est écrit (Job 24, 15) : ‘les yeux de
l’adultère guettent le crépuscule’ (pour commettre la faute) »(Midrash
Pessikta Rabbati). Nos pères n’avaient-ils pas mieux que nous
compris qui sont les pharisiens et la grandeur de la loi qu’ils respectent ?
Patristique
Nous avons ensuite regardé
comment St Jean Chrysostome commente les mêmes péricopes de l’Évangile de
Matthieu. A notre grand étonnement, Chrysostome dit que Jésus n’a jamais
enfreint la Loi
ni le Shabbat. (Homélie sur Matthieu XVI,2-4)
« Car
il [Jésus] ne dit pas seulement; « Je ne la détruis pas; » ce qui aurait pu
suffire; mais il ajoute : « Je l’accomplis; » ce qui marque que
non-seulement il n’en était point ennemi, mais qu’il l’appuyait et
l’autorisait. (…) Mais pour ce qui regarde la loi, il l’a accomplie en trois
manières. Premièrement parce qu’il ne l’a point violée, selon le témoignage
qu’il en rend lui-même, lorsqu’il dit à saint Jean: « Il faut que nous
accomplissions toute justice. » (Mt. 3,15.)(…) Secondement il l’a accomplie en
la faisant accomplir. Ce qu’il y a en effet de particulièrement admirable,
c’est que non-seulement il a accompli la loi, mais qu’il nous a donné sa grâce
pour l’accomplir. (…) On peut trouver encore une troisième manière selon
laquelle Jésus-Christ a accompli la loi, c’est en y ajoutant les préceptes de
la loi nouvelle. Car tout ce que Jésus-Christ dit dans l’Evangile n’est point
la destruction, mais plutôt la confirmation et l’accomplissement de la loi
ancienne. (…)
Jésus
veut d’abord faire évanouir entièrement l’apparente contradiction de la loi
avec sa doctrine. C’est pourquoi après avoir dit : «Ne pensez pas que je sois
venu détruire la loi, » et donné plus de force à son affirmation en ajoutant: «
je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir, » non content de cela, il
insiste encore en ces termes: « Car je vous le dis en vérité, avant que le ciel
et la terre passent, un seul iota, un seul trait ne passera point de la loi
sans que tout s’accomplisse. »
C’est
la même chose que s’il eût dit: il est impossible que la loi ne soit accomplie.
Il faut nécessairement qu’elle soit observée jusqu’au moindre iota. C’est ce
que Jésus-Christ a fait, lui qui l’a parfaitement accomplie. (…) Considérez
encore comment Jésus-Christ autorise la loi ancienne, comme il fait voir, en
les comparant, que ces deux lois sont comme deux sœurs qui n’ont qu’un même
père; puisqu’en effet elles ne diffèrent que du plus au moins, il s’ensuit
qu’elles sont du même genre. Ainsi il ne détruit point la vieille loi, au
contraire, il la développe.
Cette notion de loi nouvelle chez
Jean Chrysostome, qui puisera du même trésor, du neuf et de l’ancien,
n’est-elle pas de la même veine que celle des pharisiens puis des maîtres du
Talmud ?
Conclusion
Les pharisiens démocratisent ce
que le Grand Prêtre vit dans le Temple. Ils l’incarnent au quotidien. La table
de la maison devient comme l’autel du temple, le lieu du rituel familial. Les
pharisiens sont dans la continuité des prophètes. La Torah est une législation
pénale, civile, économique, sociale et religieuse. C’est une instruction
totale, divine, et joyeuse. Elle concerne tous les domaines de la vie. Pour
chaque situation nouvelle il faut trouver l’occasion concrète de faire la
volonté de Dieu. C’est ce que l’on appelle la mitsva
(le commandement). Tout cela se fait dans la joie de l’étude et l’effusion de
l’Esprit, où se développe une tendresse dévotionnelle par rapport à la Torah, qui n’est ni une
oppression ni une contrainte mais donne sa structure à l’existence quotidienne.
Dieu est la source d’une pratique, et non pas objet de spéculation[1].
Pour continuer la recherche sur
ce sujet si passionnant où Jésus est entendu dans son milieu.
Shalom ben Chorim, Mon frère Jésus, Seuil, 1983.
David Flusser, Les sources juives du christianisme,
ed de l’éclat, 2003
A. Cohen, Le Talmud, Petite bibliothèque Payot 65,
2003.
[1] La fin de ce paragraphe est
emprunté à Paul Ricoeur, Pharisiens et Chrétiens, SENS 1/2-1980, p.8-10.