mardi 16 décembre 2014

Compte rendu d'une session entre juifs et chrétiens - Découvrir le judaïsme



« Découvrir le Judaïsme »
session d'Angers, août 2014

Voici quelques points de vue de chrétiens orthodoxes ayant participé à la session estivale de découverte du Judaïsme, organisée par le diocèse catholique d'Angers et la communauté juive locale. Une vingtaine d'orthodoxes y étaient présents, issus de diverses juridictions ((Métropole roumaine, antiochienne, diocèse Serbe).

Découvrir le Judaïsme : les chrétiens à l’écoute.


La rencontre a commencé par l’intervention de Franklin Rausky, enseignant juif, qui restera pour moi la plus marquante et d’une grande et belle pédagogie.
Franklin Rausky a repris la typologie des quatre enfants présents autour de la table pascale (Seder de Pâques) : celui qui pose de bonnes questions, celui qui se désolidarise de sa communauté (le pervers) en demandant ce que cette soirée et ce mémorial (et plus que mémorial) signifie "pour vous" (il ne s'inclut donc pas dans la communauté), celui qui est fasciné et naïf mais ne pose pas de vraies questions et celui qui ne sait pas questionner.
Il a parlé de la transmission et de la nécessité pour tout enseignant de se mettre à la portée de son élève, de savoir susciter des questions, mais aussi de savoir répondre même à un questionnement hostile, car les nouvelles générations remettent en question leurs aînés et ne sont jamais monolithiques. Nécessité également pour éviter les "conflits" de générations que les "anciens" soient à l'écoute des "jeunes" et pour les "jeunes" de recevoir l'expérience des "anciens": donc que chaque génération aille à la rencontre l'une de l'autre.
D’autres moments marquants ont été les témoignages d’Eva et Louis Pidhorz et de Myriam Berdugo sur le vécu quotidien de l’observance des mitzvot (prescriptions contenues dans la loi juive). L’état d’esprit serein et libre de ces interventions a su dépasser les nombreux préjugés concernant le « joug » et la contrainte trop souvent associés à ces pratiques. Le sens et l’état d’esprit de la recherche de relation et d’écoute de Dieu étaient mis en valeur.
Comment susciter des questions, des ouvertures, chez nous chrétiens qui, trop souvent, ne savons pas nous poser de questions sur les sources et l’héritage juifs de notre Église ?
Des chrétiens à l’écoute donc…. Mais que signifie cette écoute ?
Pourquoi reléguer les Pères de l’Eglise à des figures négatives qui ont fait le lit de l’antijudaïsme chrétien et ne pas faire appel à toute la richesse de ces sages ? Comment espérer nous reconnecter à nos racines juives en coupant les branches des Pères les premiers à se greffer sur elles ? Et, pour reprendre les mots de Franklin Rausky,  « parce que la transmission n’est pas celle d’un paquet de vieux vêtements qui passent d’une génération à l’autre », mais qu’il s’agit d’une tradition vivante, il nous faut renouveler notre lecture et notre approche des Pères sans les diaboliser et sans les idéaliser non plus. Là se trouvent sans doute la mission et l’apport spécifiquement orthodoxes dans le dialogue

Le concile Panorthodoxe en préparation pour 2016 saura t il prendre cette question et ses enjeux à bras le corps ou se contentera-t-il de remuer la poussière de vieilles questions obsolètes ?... Là plus encore qu’ailleurs, il s’agira de mettre en pratique les enseignements de monsieur Rausky : nouvelle et ancienne génération se devant d’aller au devant l’une de l’autre. « Le bonheur ne passe pas par la destruction de l’Ancien monde » (et donc des Pères) et l’ancienne génération doit accepter le questionnement et le renouvellement des enseignements patristiques… sous peine de sclérose, d’archaïsme  et d’anathème comme l’annonce le prophète Malachie…

Concernant les prises de consciences et changements à effectuer par et dans l’Église orthodoxe, je reprendrai trois points évoqués par le Père Remaud dans son intervention du 16 juillet : la nécessité urgente pour nous, chrétiens orthodoxes comme catholiques, de cesser de nous considérer supérieurs aux juifs : «  le chrétien succombe facilement à la tentation de regarder de haut ceux qui, dans son esprit, en sont encore à une étape qu’il a lui-même dépassée, ou qu’il croit avoir dépassée. Le juif en serait à un stade moins avancé que le chrétien dans l’histoire religieuse de l’humanité. » La nécessité de chercher à connaître et comprendre avec bienveillance les raisons pour lesquelles les juifs n’ont pas accepté l’Evangile sans les réduire à un légalisme réducteur et l’application de lois contraignantes et sans intérêt …. Cette vision, réductrice entre toute, doit pouvoir changer sous le regard neuf porté sur les mitzvot (commandements), par l’étude objective et symbolique. Nécessité de comprendre leur attachement à la terre de Canaan et à ne pas exporter dans cette étude les préjugés politiques liés au conflit israélo-palestinien…

Je conclurai ce compte rendu par le petit regret de n’avoir pu participer à tous les offices de la synagogue par manque de place et mesures de sécurité…. Le shabbat avec toutes ses étapes, vécu il y deux ans à la Hublais donnait une saveur toute particulière à ce temps joyeux et béni et ce en particulier grâce aux enseignements clairs et profonds du rabbin Yehuda Berdugo dont on aurait ici souhaité profiter de manière plus complète.

Mireille Cohen (métropole roumaine)

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Quelques remarques à la suite de la session de juillet 2014 à Angers

Enseignement pour le monde orthodoxe :
Tout d’abord, le constat d’un très grand décalage dans l’avancée de la réflexion entre les orthodoxes et les membres de l’Église de Rome. Ces derniers ont engagé ce dialogue depuis déjà plus de 80 ans (je fais allusion aux initiatives prises par Jules Isaac), alors que, nous orthodoxes, nous sommes sur un terrain pratiquement vierge (sauf quelques rares exceptions…).
L’importance du sujet n’est d’ailleurs pas encore acquise et je m’en suis aperçu lors d’un échange entre nous à la fin du colloque. En effet, la lecture et la méditation des textes biblique à la lumière de l’hébreu, et plus généralement de toute la tradition orale (talmud entre autres,) constitue un champ immense à explorer dans la continuité entre autres d’Origène qui, lui, était imprégné de culture juive.
Nous sommes arrivés à la conclusion qu’un véritable travail universitaire est à entreprendre, ne serait-ce que pour relire les écrits de nos Pères en contextualisant tous les textes qui sont porteurs de ce que nous percevons aujourd’hui comme antijuifs, en priorité les textes liturgiques (mais aussi les homélies des Pères et les textes doctrinaux). Cette démarche conforterait ainsi l’importance que, nous orthodoxes, portons à la Tradition avec grand T (en référence aux Pères), dans sa dimension vivante et, Dieu aidant, toujours renouvelée et reformulée (autrement dit une vraie tradition orale comme savent si bien la décrire nos frères juifs).

La place des orthodoxes au sein de l’AJCF :
Cette question découle de ce qui été dit ci-dessus et il apparaît maintenant évident que le positionnement est subtil dans notre contexte franco-français, où la posture minoritaire de notre communauté orthodoxe nous oblige à beaucoup de modestie. Mais nous le savons bien dans la recherche de la Vérité, les notions de majorité et de minorité n’ont pas leur place. La question est de l’ordre de la Foi.
Concrètement, le travail qui consiste à nommer avec grande clarté ce qui nous différencie de nos frères de l’Église de Rome dans la relation avec les Juifs est un travail préliminaire qui me semble indispensable. Il doit être entrepris à la fois discrètement, pour que notre liberté d’expression ne soit pas entravée, et pour ne pas être entraînés malgré nous (compte tenu de la disproportion des effectifs) dans une grande confusion. Ce travail servira de piliers sur lesquels un vrai dialogue pourrait, alors, s’établir. Par exemple : l’importance de l’oral, l’importance du rite dans la tradition orthodoxe… Ce n’est que, en ayant exprimé avec clarté ce qui nous différencie, qu’un vrai dialogue devient possible.
Mais, si telle était l’orientation retenue, la voie est étroite entre cette démarche envisagée et l’enfermement dans une certaine « superbe » de celui qui pense détenir La Vérité, attitude qui constitue le péché traditionnel de l’Orthodoxie…
Une clé (parmi d’autres) pour un œcuménisme chrétien :
Enfin et en guise de conclusion, et même si à première vue cela va sembler contradictoire avec ce que j’ai exprimé plus haut, je crois que la démarche œcuménique est très enrichie par ces travaux en commun, où l’élément central est la relation que, comme chrétiens, nous entretenons et développons avec nos frères juifs, et non l’étude en commun de ce qui nous différencie ou nous réunit. L’intérêt du sujet de la relation avec nos frères juifs pour tous ceux qui ont participé à ce colloque est une évidence, sinon ils ne seraient pas venus même comme participants. Par ailleurs, la démarche œcuménique et la recherche de la pleine communion des Églises est aussi un sujet auquel je crois, et qui, avec l’aide de Dieu, peut avancer dans l’écoute et le dialogue franc. Mais je crois aussi que c’est en travaillant ensemble sur des sujets communs que nos différences peuvent être identifiées et exprimées au détour d’une autre problématique et non dans une confrontation stérile d’idées et de concepts ou de lecture de l’histoire. N’est-ce pas le Pape François qui disait que l’œcuménisme se construit dans le développement des relations entre des personnes et non dans des échanges de concepts entre théologiens (sans être du mot à mot, telle était, je crois, la pensée qu’il exprimait) ?  Faire ensemble ce travail de développement des relations avec le judaïsme est beau champ d’application.
Cela peut paraître contradictoire avec la nécessité que j’ai exprimé plus haut de travailler dans un premier temps à ce qui nous différencie (mais il est possible d’œuvrer de façon simultanée sur les deux registres). S’il s’agissait là d’une belle antinomie, c’est au cœur même des antinomies acceptées que l’on change de plan et que le nouveau peut apparaître, autrement dit, que l’Esprit Saint peut œuvrer. Ne serait-pas là déjà un peu la Résurrection ?
+ Marc Génin (diocèse serbe)

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Dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes, du 15 au 20 juillet 2014, au "Bon Pasteur" à Angers a eu lieu sur le thème de la transmission, la 3e session où chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants étaient invités à dialoguer avec les membres de la communauté juive.
Le fil conducteur de ce dialogue se trouve dans les versets du psaume 78,v.3-5 : »ce que nous avons entendu, ce que nous connaissons, ce que nos pères nous ont raconté, nous ne le cacherons pas à leurs fils, à la génération future rapportant les louanges de Hachem, sa puissance et les merveilles qu'Il accomplit… Il commande à nos pères de les transmettre à leurs fils ».
Ces quelques lignes rendent compte de la journée du vendredi, au cours de laquelle j’ai rejoint nos amis orthodoxes présents à cette session et pris part aux activités avec Léone Monzo de Nantes, dont le cheminement dans l'étude de la première alliance et du texte hébraïque depuis une quinzaine d'années était réveillée par les intervenants de cette journée.
Comme chaque jour, ce vendredi a démarré par la célébration des matines orthodoxes où tous les participants à la session étaient conviés, matines célébrées par le père Vasile Mihoc, prêtre orthodoxe roumain et deux autres prêtres présents.

À 9h00, la première conférence est donnée par le rabbin Philippe Haddad, enseignant, aumônier de la jeunesse du Consistoire parisien, très actif dans le dialogue judéo-chrétien, sur le thème :"transmettre le désir de transmettre". Son exposé s'appuie sur deux piliers, la Torah orale, la Torah écrite, à méditer jour et nuit dans une ouverture rigoureuse, une ouverture d'amour.
La torah écrite donne le total de l'interprétation et une ouverture rigoureuse, dans un esprit d'amour : aimer ses ennemis. La non agressivité n'est-elle pas la base de toute religion ?
La transmission par l'éducation des enfants est essentielle. Elle doit être pensée pour "être comprise par un enfant de trois ans" selon Rachi. Père et mère doivent connaître la Torah écrite pour la transmettre et avoir désir et volonté de cette transmission.
Les enfants sont présents à toutes les fêtes juives : dans la cérémonie de Pâques, c'est l'enfant qui pose les questions ; ils sont aussi associés à Hanouka, la fête des lumières et l'entrée dans l'âge adulte est marquée par la bar-mitsva, ce qui littéralement signifie qu’il devient "fils des commandements de la Torah".
Il concluait sa conférence en parlant d'un 21e siècle "inter-religieux".

À 10h45, la seconde conférence était donnée par le père Philippe Loiseau, exégète catholique, de la faculté de théologie d'Angers.
Son thème :"la transmission dans le Nouveau testament", pour devenir "parole vivante" du Père ou "torah vivante", sous l'inspiration de l'Esprit Saint, afin de mettre en pratique les paroles et les commandements du Seigneur (Matthieu VII, 21-27).
Dans une analyse serrée des Évangiles et en s’appuyant sur la littérature rabbinique, il montre que Jésus était un Juif pratiquant, enraciné dans le Judaïsme de son temps, foncièrement respectueux de la Loi  et que l'enseignement s'est toujours fait dans une perspective de transmission, ne dérogeant pas aux règles du judaïsme.

Après le déjeuner, l'après-midi débutait par des ateliers à thèmes différents.
Leone a participé à l'atelier animé par Sandrine Caneri, orthodoxe, chargée des relations avec le judaïsme par l'Assemblée des Evêques Orthodoxes de France. Son thème :"lien entre judaïsme et christianisme orthodoxe". Elle rapporte : «  Le père Vasile Mihoc, théologien orthodoxe réputé, rejoignit notre groupe et l'atelier devint rayonnant du "dit" de ces deux voix. Leur dialogue et les échanges sur le thème de l'atelier furent très enrichissants ».
Dans le même temps, je participais à l'atelier traitant du thème : "la diversité du judaïsme". Cet atelier, animé par Liliane Apotheker, a montré le cheminement historique et les voies spirituelles complémentaires du judaïsme actuel. En préambule, elle rappelle que "la diversité est vivifiante et que la certitude d'une vérité est mortifère". Le courant majeur du judaïsme orthodoxe n'est pas monolithique, il y a plusieurs courants (ashkénazes et séfarades).
Il est important de se rappeler que judaïsme signifie "peuple avec une religion". L'orthodoxie peut être vue comme un "congélateur", mais sans ce mouvement, que serait devenu le judaïsme ? Deux courants récents sont d'une part le judaïsme "néo-orthodoxe", né en Allemagne au 19e siècle. Il est plus conscient d'une intégration, on adopte la langue du pays, on s'intéresse aux préoccupations sociales, on donne une place significative aux femmes. Une autre branche nouvelle, est le judaïsme libéral, (MJLF, en France) qui  peu à peu revient à plus de pratique.
Pour être complet, il faut aussi citer le judaïsme "Massorti" qui représente une voie médiane entre orthodoxie et libéralisme (la Loi, la pratique religieuse, le souci de l'autre). L'engagement dans le dialogue inter-religieux fait aussi partie de ses préoccupations.

Ce fut une journée pleine d'enseignements et de rencontres où l'on a ressenti le lien fondamental qui nous rattache au Dieu unique. Nous regrettons de n'avoir pu assister ce vendredi soir à l'office d'entrée en shabbat, ni d'avoir pu être le dimanche matin à la divine liturgie orthodoxe qui réunissait avec les participants de la session, des orthodoxes angevins.

Guy Lumeau (Archevêché – Angers)

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vendredi 12 décembre 2014

Une nouvelle étude biblique publiée aux éditions du Cerf


« Rencontre de Rebecca au puits », 

par Sandrine Caneri


Une recension d’Olga Lossky

Peu d’études s’intéressent à ce jour aux sources juives de notre tradition chrétienne, en particulier à l’interprétation rabbinique des Écritures comme susceptible d’enrichir notre propre vision de la Bible. Par son ouvrage Rencontre de Rebecca au puits, Sandrine Caneri vient palier ce manque en présentant le regard croisé des Rabbins et des Pères concernant la péricope Gn. 24, 10-21, qui raconte la rencontre du serviteur d’Abraham avec Rebecca.

Dans sa préface au livre, le Père Jean Breck justifie la démarche de l’auteur : « Cette façon de lire l’Ancien Testament qui n’est pas coupé du Nouveau Testament, comme nous le faisons trop souvent aujourd’hui, est profondément enracinée dans l’esprit patristique. Il y a dans l’Ancien Testament un fond indispensable pour saisir le sens et littéral et spirituel du Nouveau Testament. […] La méthodologie développée ici pour révéler cette théorie est non seulement bonne, mais essentielle pour toute œuvre exégétique. »
Vice-Présidente de l’Amitié-Judéo-Chrétienne-de-France, Sandrine Caneri est une bibliste orthodoxe qui a étudié de façon approfondie la tradition Juive.
Elle commence ici par établir la proximité des versions hébreu et grecque du texte, avant de proposer un corpus restreint dans le temps d’auteurs juifs et chrétiens ayant commenté la péricope, ainsi que trois Targumim (traductions interprétatives de la Bible en langue vernaculaire, menées à différentes époques du Judaïsme). Vient ensuite l’analyse de ces commentaires, regroupée en sept thèmes, d’où il ressort à la fois la proximité et la complémentarité entre les interprétations rabbiniques et patristiques.
Cette convergence des deux traditions culmine dans la dernière partie de l’étude, qui s’intéresse au vécu liturgique tiré de la péricope. L’auteur présente une mosaïque de la scène, montrant combien l’iconographie byzantine peut être vue comme un Targum de l’Écriture, ainsi que le sens du couple Isaac-Rebecca dans les prières du mariage, qu’elle rapproche avec une analyse des prières du Shabbat où le couple des patriarches est également très présent. « L’Orient chrétien des Pères et la Tradition juive encore de nos jours chantent, à leur insu peut-être, des mélodies qui s’harmonisent », en conclut l’auteur. La lecture de cette étude, à la fois d’une grande rigueur d’analyse et abordable par un large public, nous en convainc.
L’ouvrage révèle un champ quasi vierge d’investigations et suggère la richesse d’une démarche comparative entre les traditions juive et chrétienne, tant sur le plan biblique que liturgique. Un tel travail nous amène non seulement à mieux connaître notre propre tradition à la lumière d’Israël, mais encore à découvrir à quel point nos frères juifs nous sont proches dans le vécu contemporain de leur tradition.
La postface du Rabbin Rivon Krygier est à ce titre significative : "le travail de Sandrine Caneri est également prometteur, car, comme on peut s’en rendre compte avec l’échantillon de lecture comparative qu’elle nous propose, nous sommes encore au tout début d’une approche synoptique systématique de l’exégèse qui mériterait d’être étendue avec la même rigueur et exigence sur l’ensemble des textes bibliques. J’ajouterai aussi : de se déployer avec la même probité ou tout simplement la capacité de se défaire de tout esprit triomphaliste qui chercherait à travers le recours à la comparaison à donner raison ou même la note d’excellence à sa propre tradition religieuse. C’est ce que le climat apaisé entre Juifs et Chrétiens autorise et exige désormais. (...)
Je n’ai pas fini d’écrire cette postface que déjà je pressens – en tout cas je l’appelle de mes vœux – que Sandrine Caneri saura poursuivre son œuvre de rapprochement des sources et des cœurs."   

samedi 29 mars 2014

La complexité de la pureté




La complexité de la pureté

 Mireille Cohen et  Laurent Kloeble

La question de la pureté est une problématique complexe dans le récit biblique. Sans une compréhension précise et une approche systématique dans le cadre de la Loi (c'est-à-dire de la Torah de Moïse donnée par Dieu au Sinaï), on ne peut pas comprendre ce que fait et dit Jésus à ce propos. Le même problème se pose également en ce qui concerne le Shabbat, le divorce, les serments et toutes les problématiques halakhiques (légales).

Le piège de la langue

Le premier piège réside dans la langue. Le français véhicule l'idée d'une opposition entre ce qui est pur et impur, et on a vite fait de faire l'amalgame avec une opposition entre le souillé et le non souillé, le propre et le sale, l'hygiénique et le non hygiénique. Or ce sont avant tout des catégories liées au rite et à l'aptitude ou pas à accomplir un rite, des catégories comme la lumière et les ténèbres, la vie et la mort.... Le français pour pur traduit l'hébreu « tahor » transparent, et l'impur traduit « tamé » l'opaque. Toute traduction est par définition une perte, une imprécision. Il sera plus juste de considérer la pureté comme une ouverture/fermeture au divin, sans aucune dimension morale systématique. En effet la question est véritablement de savoir ce qui laisse passer l'élan vital ou ce qui le bloque.

La pureté dans l'AT

On peut systématiser quatre grands axes de pureté. Le premier axe est rituel. Une personne se retrouve impure dans des situations très classiques de la vie courante, et qui ne sont jamais liées à des fautes personnelles. Les exemples les plus connus seront les menstruations féminines ou la nécessaire manipulation des corps des défunts. Une femme est impure (ou provisoirement inapte) du point de vue rituel, mais elle n'est pas du tout fautive sur un plan quelconque. Son corps fonctionne de la façon dont Dieu a voulu qu'il fonctionne. De même, le nécessaire respect des morts, et du corps, implique que l'on manipule la dépouille de celui ou celle que Dieu rappelle à Lui. Ceci est parfaitement normal. L'inverse serait choquant. Et pourtant, on ne peut manipuler un cadavre et rester pur du point de vue rituel. C'est l'axe de pureté qu'il faut le plus distancier de la morale, car beaucoup de situations de la vie courante rendent "impur".
Le second axe est moral, et concerne des crimes très graves : inceste, idolâtrie, meurtre. Cette "impureté" est très différente de la première. Elle se contracte par un acte très grave et toujours volontaire et il est très dur de redevenir "pur". Elle n'est absolument pas contagieuse alors que la première est hautement contagieuse (on y tombe très involontairement et on en sort facilement grâce à un ensemble de dispositions prévues par la Loi telles que les ablutions.)
Par ailleurs l'état de pureté est avant tout une ascèse qui consiste à devenir "sans mélange", sans défaut, pour exalter la vie. Cette ascèse est un préalable à la sanctification. C'est un travail spirituel pour atteindre à une conscience nette, un coeur limpide en se montrant très vigilant face à ses pensées, ses paroles, ses désirs, ses pulsions et leurs conséquences. Il s'agit d'aboutir à un comportement sans faux semblant dans sa relation à Dieu et dans sa relation à autrui. Rappelons que le Christianisme orthodoxe, étranger à la théologie du péché originel d'Augustin, reste très proche de la source juive et de sa mystique qui distingue l'impureté de l'acte et la pureté de la nature humaine et de l'âme.
Le troisième axe est alimentaire. Les animaux interdits à la consommation ne sont pas "impurs" en eux mêmes mais "impurs pour vous". L'Homme doit "dominer" la nature mais également la "garder" et cette limite posée à une consommation effrénée et générale rappelle l'être humain à sa responsabilité face à la nature et aux animaux... Aucune disposition n'est édictée pour montrer comment l'on peut quitter l'état d'impureté contracté par l'absorption d'un aliment qui ne respecte pas les règles de pureté.
 Abordons finalement un axe assez tardif dans le récit biblique, l'impureté généalogique qui apparaît avec le livre d'Esdras. Après le traumatisme de l'exil de Babylone, ce qui concernait les cohanim (prêtres) s'étend à tout Israël : l'interdiction stricte des mariages mixtes avec des gens des nations. Cette vision très restrictive se comprend par la volonté d'Esdras de hisser le niveau de sainteté, et donc de séparation, pour retrouver les faveurs divines. Les décisions rabbiniques ultérieures garantiront la judéité d'une personne de par la transmission maternelle. Le mélange juif nation fragilise donc l'identité juive et les autorités obligent les fils d'Israël à respecter des séparations strictes pour préserver la relation privilégiée avec Dieu.
Au final l'identité chrétienne sera la plus fragile de toutes les identités religieuses : on ne naît jamais chrétien. On ne peut que le devenir.

La notion d'impureté est essentiellement liée à la mort: perte de sang (et donc d'un potentiel de vie), naissance qui met en jeu la vie de la mère et celle de l'enfant, manipulation des cadavres ou consommation d'animaux se nourrissant eux mêmes de cadavres et de déchets. Elle rejoint également une notion de perte de ses limites identitaires: le sang (comme le sperme d'ailleurs) s'écoule à l'extérieur et avec la lèpre, la limite entre soi et l'autre marquée par la peau disparaît. Il faut par conséquent un temps pour se "reconstruire" intérieurement et se "séparer" à nouveau (être distinct de son environnement) et retourner dans ses limites personnelles. Il serait utile de lire le très beau livre de Delphine Horvilleur, En Tenue d'Eve (chez Grasset, 2013) qui traite de ce sujet avec une grande finesse et beaucoup de justesse.
Pour elle, le phénomène commun à la lèpre, la mort et les menstruations se situe au niveau de « la décomposition des membranes. Telle peut être dans la pensée hébraïque la source de l’impureté. Est impur un corps qui ne présente plus de séparation claire entre son intérieur et son extérieur, entre son caché et son visible. » p128…

Jésus et les règles de pureté

La lecture la plus simple et la plus inexacte montrerait un Christ ayant aboli des règles trop strictes pour faire place à la seule vraie Loi de l'amour. Les récits évangéliques montrent beaucoup de passages où les notions de pureté sont abordées avec une grande subtilité, tels que Lc 8,1-3 qui montrent le groupe des disciples accompagné de femmes seules, ce qui est problématique du point de vue de la pureté, à cause du problème des menstruations par exemple. A la lecture de ce genre de passage, on voit, non pas un Christ qui se désintéresse des règles de pureté, mais un Christ que rien ne peut atteindre. Il ne se révèle victime d'aucune contagion d'impureté rituelle. Il touche le lépreux qu'il guérit. Il laisse la prostituée lui baiser les pieds. Pour les juifs pieux, c'est une folie par rapport à la pureté rituelle; ce qui leur fera estimer que Ses pouvoirs viennent peut-être des forces impures. Mais pour Jésus, il y a ici une proclamation messianique et une proclamation de divino humanité: qui donc reste pur en toute circonstance? Dieu Lui-même.
Jésus n'étant pas venu pour abolir la Loi (Mt 5,17) il faudra ainsi relire sous un angle plus exigeant la fameuse controverse sur les interdits alimentaires dans Mc 7. Si Jésus avait vraiment aboli les règles de la cacheroute, alors ses disciples n'auraient pas eu de débat sur cette problématique par la suite (Paul et Pierre, tel que relaté dans l’épître aux Galates par exemple) et les pharisiens n'auraient pas manqué de l'accuser sur ce plan particulier. Alors que se passe-t-il exactement dans Mc 7 vis à vis de la pureté? Comme dans beaucoup de controverses juives, Jésus se montre très traditionaliste et opposé à toute innovation. Il n'adopte pas du tout une attitude moderniste ainsi qu'on pourrait le croire et tel qu'on nous l'enseigne si souvent.
Le débat est le suivant: les pharisiens qu'il rencontre considèrent qu'une nourriture cachère (ce terme signifie "apte à être consommée", "conforme aux règles prescrites") ne peut être consommée sans une ablution supplémentaire de la part de celui qui la consomme. Chose qui n'est pas demandée par la Torah, mais qui est une innovation de certains pharisiens. Jésus affirme quant à lui que la nourriture cachère est pure en tant que telle. Il n'est pas question ici de toutes les nourritures. Il serait absurde de croire que le Christ ait jamais mangé une nourriture non cachère. Il est sans faute, d'aucune sorte. Lorsque le Christ déclare toutes les nourritures pures (Mc 7,19), il explique du point de vue légal que les ablutions supplémentaires ne sont pas nécessaires: on ne rend pas pur quelque chose de déjà pur. Le problème ne viendra pas de ce que vous mangerez dit-il à ses disciples, puisque c'est déjà pur grâce aux lois de pureté alimentaire. Concentrez vous plutôt sur l'impureté morale (le deuxième axe expliqué plus haut). Car celle-ci est une impureté ô combien dangereuse. C'est elle qui peut vous souiller
En enseignant de cette façon, il est dans la droite ligne de la rhétorique biblique telle qu'on peut la lire chez les prophètes: lorsque Dieu parle par la bouche d'Osée pour déclarer préférer l'amour aux sacrifices, la connaissance de Dieu aux holocaustes, ce n'est pas la fin des sacrifices et des holocaustes. C'est une hiérarchisation: Dieu veut d'abord l'amour et ensuite les sacrifices. Il veut les deux. C'est la même chose exactement pour le Christ: il veut que ses disciples juifs se gardent de toute impureté morale, et qu'ensuite ils se préoccupent de cacheroute. Mais il veut les deux.

Changer notre regard sur les règles de pureté

Trop souvent l'on est victime du marcionisme dans ce domaine. Marcion est cet hérétique du deuxième siècle qui voulait une coupure radicale entre l'AT et le NT. Il a été vigoureusement combattu par les Pères (et condamné à Rome en 144). Le Dieu de l'AT et du NT est le même et unique Dieu. Lire l'AT et ses règles de pureté comme des dispositions tribales archaïques plutôt que comme une organisation divinement inspirée sera qu'on le veuille ou non, une autre forme de marcionisme. Il faudra essayer d'en comprendre le sens et la beauté profonde car ces règles viennent de Dieu, et le Christ les a observées scrupuleusement sans jamais s'en écarter. Cette compréhension ne pourra se faire sans prière et sans étude.

Laurent Kloeble et Mireille Cohen.

vendredi 7 février 2014

La toison de Gédéon chez les Pères de l'Eglise



La toison de Gédéon chez les Pères de l’Église



 Extrait d'un  article 
publié dans la revue SENS Déc 2013
http://www.ajcf.fr/spip.php?article1886

Sandrine Caneri[1]

            Beaucoup de textes des Pères de l’Église posent question à la conscience chrétienne, à cause de leur lecture de l’Ancien Testament, qui souvent tombe dans ce que nous appelons depuis peu : « la théologie de la substitution ». Est- ce pour autant que nous devrions laisser de côté nos Pères dans la foi ? Ils ont construit et fécondé l’Église d’une manière suréminente, parmi eux nombreux sont ceux qui ont donné leur vie pour leur foi, morts en martyr du Christ, ils sont notre honneur et notre gloire. Sans eux nous ne serions pas là, sans eux il n’y aurait pas d’Église, ni de tradition. Aussi il est de notre devoir de continuer à les écouter, à les méditer, à puiser dans cet immense héritage les merveilles qu’ils nous ont laissées. Cependant, nous savons qu’ils ont pu parfois se tromper. Le recul du temps nous l’a montré sur certains points. C’est pourquoi il est tout aussi urgent pour certains domaines de recontextualiser leurs dires, de dénoncer ce qui aujourd’hui nous semble dépassé, voire même inexact. C’est notre devoir, et leur amour de la vérité nous y pousse, pour être fidèle au-delà de la lettre à leur esprit.
Nous proposons aujourd’hui une méditation de trois commentaires patristiques sur l’épisode de la toison de Gédéon qui se trouve dans le livre des Juges (chapitre 6), ce sera la première partie. Puis nous présenterons quelques réflexions et intuitions par rapport au thème « Israël et les nations », thème qui est sous-jacent à beaucoup d’interprétations des Pères.

I. Les Pères de l’Église

Rappelons brièvement le passage biblique qui nous concerne : L’ange du Seigneur vient trouver Gédéon, alors qu’il repiquait du blé dans le pressoir pour le mettre à l’abri des razzias de Madian. Il lui annonce que Dieu l’envoie combattre Madian et délivrer Israël de son joug. Gédéon se récuse en disant que son clan est le plus petit de Manassé, et sa famille est la moindre du clan. Aussi, pour s’assurer que c’est bien Dieu qui l’envoie, Gédéon demande à Dieu un signe : il place une toison sur l’aire et si, le lendemain, la rosée est tombée sur la toison mais non sur l’aire, il saura que le Seigneur l’envoie. Et les choses se passent ainsi. Mais cela ne suffit pas encore à convaincre Gédéon, et il demande à Dieu un seconde signe, en sens inverse : que la rosée descende sur l’aire et que la toison reste sèche ; et il en est ainsi.
Ce texte biblique a suscité quelques commentaires chez les Pères de l’Église. Nous avons choisi trois Pères de trois générations différentes qui nous expliquent ce texte dans le cadre précis de leurs enseignements de la foi chrétienne.

A –Irénée de Lyon. (IIe siècle)
Dans son traité « Contre les hérésies » (III,17,3) où il combat la gnose, St Irénée parle de l’Esprit reçu à la Pentecôte, qui est le même que celui de l’ancien Testament. Il dit : « C’est parce qu’il voyait d’avance la grâce, que Gédéon, cet Israélite que Dieu avait choisi pour sauver le peuple d’Israël de la domination des étrangers, changea sa demande. Il prophétisa par-là que, sur la toison de laine, qui seule avait reçu la rosée et qui était la figure du peuple d’Israël, viendrait la sécheresse, c’est-à-dire que ce peuple ne recevrait plus de Dieu la grâce de l’Esprit-Saint, selon ce que dit Isaïe : « Je commanderai aux nuées de ne pas pleuvoir sur elle » ; tandis que sur toute la terre se répandrait la rosée qui est l’Esprit de Dieu »[2].
Il est vrai que l’épreuve de la toison de Gédéon favorise cette lecture, puisqu’elle propose une alternative. La rosée est identifiée à l’Esprit Saint, et la toison au peuple d’Israël. Lorsque cette rosée ne tombe plus sur la toison (lors du second signe demandé), mais seulement sur la terre, alors c’est que l’Esprit Saint serait retiré au peuple d’Israël puisque la rosée tombe sur la terre, à l’exclusion de la toison. Telle est semble-t-il l’interprétation d’Irénée, en tout cas ce que nous en comprenons dans une première lecture. Cette interprétation se nomme « théologie de la substitution », c'est-à-dire qu’elle interprète le signe qui se déploie en deux étapes (succession dans le temps) comme le retrait définitif de l’Esprit Saint sur le peuple d’Israël au profit des seules nations. La question que nous pouvons nous poser est la suivante : Dieu serait-il si avare de ses dons qu’il soit obligé de les retirer aux premiers pour les donner aux seconds ?
Irénée continue un peu plus loin : « Cette rosée de Dieu nous est nécessaire, pour que nous ne soyons pas consumés ni rendus stériles ». Et, ce qui est typique d’Irénée : « Le Seigneur a confié à l’Esprit-Saint, l’homme, son propre bien qui était tombé entre les mains des brigands. Cet homme dont Il a eu compassion, et dont Il a lui-même bandé les blessures ».

Dans le paragraphe précédant celui-ci (III,17,2), Irénée aura un passage beaucoup plus nuancé : il va dire que l’Esprit-Saint rassemble dans un même mouvement d’unité les douze tribus, et tous les peuples de la terre. : « C'est encore cet Esprit dont Luc nous dit qu'après l'ascension du Seigneur il est descendu sur les disciples, le jour de la Pentecôte, avec pouvoir sur toutes les nations pour les introduire dans la vie et leur ouvrir le nouveau Testament : aussi est-ce dans toutes les langues que, animés d'un même sentiment, les disciples célébraient les louanges de Dieu, tandis que l'Esprit ramenait à l'unité les tribus séparées et offrait au Père les prémices de toutes les nations. C'est pourquoi aussi le Seigneur avait promis de nous envoyer un Paraclet qui nous accorderait à Dieu »[3].
Nous pouvons interpréter : « L’Esprit ramenait à l’unité les tribus séparées » comme une allusion à Shavouot, où les six cent mille hommes deviennent un peuple UN en recevant la Torah au pied du Sinaï. Et « offrait au Père les prémices de toutes les nations » comme l’évocation du récit des actes des apôtres qui nous montre les disciples réunis précisément par la fête de Shavouot, moment choisi pour la première descente de l’Esprit Saint, qui caractérise la Pentecôte chrétienne. Nous avons donc ici chez Irénée la vision large du dessein de Dieu, incluant Israël et les nations. Mais un paragraphe plus loin il passe à une interprétation plus strictement substitutionnelle[4]. Ceci n’est pas sans nous poser évidemment de graves questions.
Regardons maintenant un commentaire qui est donné au siècle suivant.

B –Origène (IIIe siècle)

Dans son commentaire sur le livre des Juges, Origène parle de la toison de Gédéon dans l’Homélie VIII. Nous proposons pour commencer un extrait du paragraphe 4[5].
 « Divers étaient les signes que Gédéon aurait pu demander à Dieu pour qu’il confirme sa promesse ; pourquoi donc, après la parole de l’ange et la promesse venue du ciel, demanda-t-il ce signe inouï : « J’étalerai sur l’aire une toison de laine ; s’il y a de la rosée uniquement sur la toison et que tout le reste du sol soit sec, je serai certain que tu sauveras Israël par ma main ». Et il mérita d’obtenir la réalisation du signe réclamé à Dieu. »
Nous voyons comment Origène aborde le texte dans la droite ligne de la tradition juive, avec cette manière de questionner le texte. Cette manière de poser les questions est typique de l’exégèse juive ; il ne s’agit pas de n’importe quelle question, mais d’une forme de questionnement qui, à la manière d’une cruche, puise sans cesse du sens. Et la première question que pose Origène, c’est « pourquoi Gédéon demande un signe avec cette toison ? ». Il aurait pu demander autre chose. Bien sûr, pour rester dans la culture et la réalité de Gédéon, ce qu’il avait sous la main, c’est un troupeau de moutons et du blé qu’il était en train de battre.
Origène va donc interroger Gédéon : « Soit, Gédéon, tu as obtenu ce que tu demandais ; mais pourquoi prendre ainsi la toison de laine sur l’aire, et la presser ainsi sur un bassin ? Qu’est ce qui te pousse à agir de cette manière ? Là, pas de réponse ; nous verrons plus loin qu’Augustin interprétera ce geste. Et puis, tu as bien obtenu ce premier signe. Pourquoi en réclamer un autre, en inversant l’ordre du premier ? ».
Nous retrouvons là, la question que se posait déjà la tradition juive : pourquoi un deuxième signe en sens inverse ? L’exégèse juive dit que le premier signe n’était pas tout à fait probant, que cela aurait pu s’expliquer naturellement car il est normal que la toison s’imprègne d’avantage de la rosée que le sol de l’aire, et que celui-ci peut sécher plus vite au premier rayon du soleil tandis que la toison reste plus longtemps humide. Le deuxième signe, par contre, était davantage miraculeux.[6]
Origène va pousser un peu plus loin ; et d’abord, dit-il, « peut-être l’un de ceux qui ont écouté attentivement la lecture, va-t-il penser que l’attitude de Gédéon semble contredire ce qui est écrit dans la Loi : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ». Cela aussi est typique de la lecture juive : on va chercher un autre verset et on expose une contradiction : est-ce un caprice de la part de Gédéon ? Met-il le Seigneur à l’épreuve ? Nous retrouverons cette question chez Augustin. Cependant, poursuit Origène, la suite de l’histoire révèle que la demande de Gédéon ne s’opposait pas au commandement de Dieu, car Il n’aurait pas exaucé une demande contraire à la Loi. Donc, le signe que la double demande de Gédéon était pertinente, c’est que le Seigneur y répond.

En réalité, c’est de l’un et de l’autre signe que Gédéon tire l’assurance que Dieu sauvera Israël par sa main. Il faut souligner ici le « et » parce qu’on va le retrouver plus loin. Alors que, objectivement, cette épreuve de la toison, où la rosée est, soit sur la toison, soit sur l’aire sèche, mais chaque fois à l’exclusion de l’autre,  va évidemment ouvrir toute grande la porte à la lecture substitutionnelle, Origène ne tombe pas dans le piège.

« Et maintenant, considérons l’explication de ce mystère ; je me souviens que l’un de nos prédécesseurs a écrit dans un de ses livres, que la toison de laine représentait le peuple d’Israël, tandis que le reste du sol figurait les nations païennes ». Nous trouvons ici le thème que allons approfondir, celui de la relation entre Israël et les Nations.
Quel est ce prédécesseur dont parle Origène ? C’est difficile de le savoir. Ce qui est sûr c’est que ce binôme Israël-Nations est présent dans toute la Bible, comme clé de lecture, mais nous ne savons pas à quelle lecture plus ancienne se réfère Origène. Nous avons vu, cependant, que ce thème était déjà présent chez Irénée ; nous ne savons pas si cette lecture est antérieure à Irénée et si Origène aurait eu accès à cette source ancienne, ou si Origène a hérité de cette interprétation directement ou indirectement d’Irénée ? Cependant Origène ne suit pas la lecture substitutionnelle qui fut celle d’Irénée, comme nous l’avons vu plus haut.

Donc, la toison c’est Israël et la terre sèche représente les Nations[7]. Origène continue : « La rosée qui tombe sur la toison, c’est la Parole de Dieu donnée au seul peuple d’Israël. Sur la terre d’Israël en effet est advenue la rosée de la Loi divine, tandis que toutes les autres nations souffraient de la soif, pas une goutte d’eau de la Parole ne venant les pénétrer ». La rosée est la parole de Dieu.
Le sens du second signe est inversé : « maintenant, sur toute la surface de la terre, le peuple des Nations païennes est rassemblé et en possession de la rosée divine ». Cela pourrait déraper dans la substitution, mais Origène ne tombe pas dans le piège : « Contemple-le, ce peuple des païens, pénétré de la rosée de Moïse, baigné par les oracles des prophètes, verdoyant des ondées de l’Évangile et de l’Apôtre ». C’est une vue d’ensemble, inclusive et non exclusive. « C’est le labeur des Anciens, je le confesse, qui nous a fourni cette interprétation. »

« Mais puisqu’il est écrit que nous devons louer la parole des sages, et même l’enrichir, voyons si nous pouvons ajouter une pierre à l’édifice ». Cela aussi est propre à la méthodologie de la lecture juive des Écritures : louer la parole des sages, c'est-à-dire reprendre leur interprétation et puis y ajouter quelque chose de nouveau, chacun apportant sa pierre. Origène continue : « Souvent, en étudiant à part moi le Ps 71, l’émotion m’a saisi en le voyant appliqué à l’avènement du Christ, décrit dans ce verset : « Il descendra comme la rosée sur la toison, comme les gouttes de pluie sur la terre ». Donc Origène reprend l’idée d’Israël et des Nations pour ces deux signes, mais pour y ajouter sa pierre, il va chercher un verset de psaume qu’il a dans l’oreille et qui parle aussi de rosée et de toison.
Ce Psaume 71 est un psaume messianique ; et donc, dans la tradition chrétienne, il est appliqué au Christ, et ce verset est évoqué plusieurs fois dans la Liturgie de Noël. Mais Origène cite ce Psaume selon la Tradition de la Septante, et c’est important car dans l’Hébreu, la toison se dit : « guiza ». Cela peut signifier aussi bien « toison du mouton », que « toison de la terre », c’est-à-dire l’herbe fauchée. Le sens « toison du mouton » revient sept fois dans l’histoire de Gédéon (Jg 6) et elle revient encore quatre autre fois dans la Bible selon les deux sens :

-        Dt 18,4 : au sujet des prémices que l’on doit donner aux lévites. « Tu lui donneras les prémices de ton froment, de ton moût et de ton huile, et les prémices de la toison de tes moutons »
-        Ps 71 (72),6 l’herbe coupée « Qu'il descende comme l'averse sur les regains[8], comme la pluie qui détrempe la terre »
-        Job 31,20 : « sans que ses reins m'aient béni et qu'il fût réchauffé par la toison de mes agneaux »
-        Amos : 7,1 l’herbe coupée. « c'était le regain après la fauche du roi. »

Donc, les deux sens existent en hébreu ; mais dans Juges, c’est toujours le sens « toison » (de mouton). Or, quand la Septante a traduit le Ps 71, elle aurait pu traduire par : « l’herbe ». D’ailleurs, l’ancienne Vulgate dit « toison » et la nouvelle Vulgate : « gazon ». La Bible du rabbinat a «l’herbe ». Dans la nouvelle TOB, également.
Pour être fidèle à l’hébreu, dans ce contexte, il faudrait donc dire : « l’herbe ». Mais la Septante a traduit par le mot pokos : « toison » (de laine) sans équivoque possible. Ici encore la Septante fonctionne donc comme un targum : elle suggère déjà un lien entre Gédéon et ce Ps 71, qu’Origène reprend spontanément. La toison se trouve donc, et dans le texte de Juges 6, et dans le Psaume 71. Origène continue : « Il est descendu, nous dit le Psaume, comme la rosée sur la toison du peuple juif, et il est descendu aussi comme les gouttes de pluie sur la terre, ce qui veut dire que notre Seigneur Jésus-Christ est descendu sur tout le reste de la terre. Il est venu vers nous aussi, il a fait pleuvoir sur nous les gouttes de la rosée céleste, pour que nous puissions boire à notre tour, nous qui mourrions de soif sur cette terre complètement aride. »
Origène, non seulement ne tombe pas dans le piège substitutionnel, mais sa référence au Ps 71 lui permet de dire que la rosée est tombée des deux côtés, sans retenir l’aspect alternatif et exclusif de l’épreuve de Gédéon qui interprète : si elle tombe d’un côté, elle ne tombe pas de l’autre. Puisque dans le Psaume il est précisé qu’Il descendra comme la rosée sur la toison, mais aussi comme les gouttes d’eau sur la terre.
« Ayant donc saisi par l’esprit prophétique le sens de ce mystère, saint Gédéon demanda à Dieu un premier signe ; mais il en demanda aussi un second en sens inverse. Il savait que cette rosée divine qu’est l’avènement du Fils de Dieu, surviendrait d’abord pour les juifs et ensuite pour toutes les nations. »

N’ayant eu accès à l’entièreté de cette homélie que bien après l’étude des extraits que nous connaissions, nous nous sommes aperçus qu’il y a d’autres passages où Origène est plus partisan, mais nous n’avons pas trouvé de franche hostilité, ni de nette substitution. Il dit par exemple : « Mais cette toison, c'est-à-dire le peuple juif, souffre de la sécheresse et de l’aridité par rapport à la parole de Dieu, selon ce qui est écrit : ‘Longtemps les fils d’Israël seront sans roi, sans prince, sans prophète ; plus d’autel, ni de victime, ni de sacrifice’. Tu vois quelle sécheresse demeure sur eux, quelle aridité par rapport à la parole divine leur est advenue ». En citant Osée 3,4, et en ne comparant aucunement la sécheresse d’Israël au détournement d’une rosée qui serait destinée désormais aux chrétiens, nous ne sommes absolument pas ici dans la substitution. Nous pourrions même comprendre ces lignes, à l’image des prophètes, comme une souffrance pour Israël qui devra perdre le culte du Temple et sa souveraineté.
Un peu plus loin toujours dans le même paragraphe il ajoute : « Il savait que la rosée divine, qui est l’avènement du Fils de Dieu, allait advenir non seulement aux juifs, mais encore ensuite aux nations, puisque c’est bien de ‘l’incrédulité’ d’Israël que ‘le salut vient aux nations’[9]. Et voilà pourquoi, au prix de la sécheresse de la toison, est arrosée toute la terre par la grâce de la rosée divine ». Ces quelques lignes encore, ne sont pas, nous semble-t-il, dans la substitution, dans la mesure où elles reprennent la théologie de Paul aux Romains qui explique précisément à ce même endroit : « Les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables. Jadis, en effet, vous avez désobéi à Dieu et maintenant, par suite de leur désobéissance, il vous a été fait miséricorde; de même eux aussi ont désobéi maintenant, par suite de la miséricorde exercée envers vous, afin qu'ils soient maintenant eux aussi objet de la miséricorde ». Voilà pourquoi il nous faut bien expliquer les Pères. Car si Origène reprend la théologie de Paul, il est donc nécessaire d’avoir l’entièreté de la démonstration de l’Epître aux Romains ainsi que son contexte de façon, à dénoncer précisément le piège de la substitution.
Et notre lecture se vérifie puisque un peu plus loin, au paragraphe 5, Origène continue son explication en disant qu’il veut laver les pieds de ses condisciples en puisant de l’eau aux sources d’Israël (cf Ps 67,27) : « mieux, que je presse la toison d’Israël. Car maintenant je presse l’eau de la toison du livre des Juges, et à un autre moment l’eau de la toison du livre des Règnes, et l’eau de la toison d’Isaïe ou de Jérémie, et je la verse dans le bassin de mon âme, concevant le sens dans mon cœur »[10]. Nous percevons bien ici qu’Origène se situe en héritier de la tradition d’Israël.

Ce qui nous frappe dans sa méditation sur la toison de Gédéon, c’est sa lecture personnelle. La référence au Ps 71 qu’il apporte ici est très forte et belle. Gédéon avait besoin d’un double signe, et  pour Israël et pour les Nations.

Regardons maintenant au siècle suivant, où Augustin a laissé un commentaire de ce même texte.

C. Saint Augustin (IVe siècle).

Augustin, tout en se posant le même genre de questions qu’Origène, va tomber malheureusement à pieds joints dans la substitution.
Augustin a écrit un traité qui s’appelle :  Questions sur l’Heptateuque, c’est à dire les cinq premiers livres de la Bible, plus Josué et les Juges. Ce n’est pas un commentaire continu, mais une série de questions que lui, ou ses fidèles, se sont posées. Une de ces questions est : L’épitre aux Hébreux dit : « le temps me manque pour parler de Gédéon, Jephté », etc… Gédéon est mis parmi les saints, et pourtant il a « mal fini ». En effet, si Gédéon est resté très humble et désintéressé vis-à-vis de sa victoire sur Madian, (Jg 8,22-23), il a cependant demandé comme part du butin, des anneaux d’or, avec lesquels « il fit un éphod qu’il plaça dans sa ville à Ophra. Tout Israël s’y prostitua après lui et ce fut un piège pour Gédéon et sa maison. » (Jg 8,27).
Augustin répond : « La sainte Ecriture, tout en donnant de vrais et sincères éloges à ces personnages, se réserve aussi le droit de les blâmer. Aussi je ne sais pas si Gédéon, en demandant un signe dans la toison, n’a point transgressé ce précepte : « tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu ». On retrouve la question d’Origène, mais Augustin émet un doute sur la bonne attitude de Gédéon. « Et cependant le Seigneur s’est servi de cet acte, qui pouvait être une tentation de Dieu, pour figurer le mystère qu’Il voulait nous annoncer. » Le mystère, c’est ce rapport Israël-Nations, qui va devenir Synagogue-Église : « La toison trempée de rosée tandis que l’aire demeurait toute entière sèche, figurait l’ancien peuple d’Israël où les saints étaient arrosés des eaux de la grâce céleste comme une pluie spirituelle. L’aire, couverte à son tour de rosée tandis que la toison seule restait sèche, représentait l’Église répandue sur toute la surface de la terre, et recevant la grâce céleste, non plus sur la toison comme sur un voile, mais à flots et à ciel ouvert, tandis que le premier peuple restait en dehors de cette rosée céleste, dans une déplorable sécheresse. » Nous nous trouvons ici en plein dans la substitution. C'est-à-dire que l’Église reçoit une grâce que le peuple d’Israël ne recevrait plus. Façon subtile de dire que l’Église a pris la place d’Israël.
Il est à remarquer d’abord qu’Augustin dit : « l’Église reçoit non plus la rosée sur la toison comme sur un voile » : dans la Tradition latine, toison est traduit par : « vellus », qui est très proche de : « velum », voile. Et Augustin va utiliser cette interprétation pour dire que la rosée est entrée dans la toison, et y est cachée, comme sous un voile. Et lorsqu’on presse la toison, on fait sortir la grâce, qui se répand dans l’Église ; c’est vraiment la substitution dans toute sa splendeur.

Dans son commentaire sur le Ps 137 : « les rois de la terre te rendent grâce, car ils entendent les promesses de ta bouche », Augustin dit :
« Seigneur, dans je ne sais quelle nation étaient cachés la Loi et les prophètes; mais dans la seule nation des Juifs étaient conservées toutes les paroles de ta bouche, nation que l’Apôtre a glorifiée en disant : « qu’est-ce que le juif a de plus, ou à quoi sert la circoncision ? Beaucoup de toute manière. Premièrement c’est aux juifs que les oracles de Dieu ont été confiés. (Rm 3,1-2) Là, étaient déposées les paroles de Dieu ». Augustin fait donc bien écho aux paroles de Paul. « Mais reportons-nous au saint homme Gédéon qui vivait au temps des Juges ; voyez quels signes il a demandés au Seigneur pour continuer sa mission (…) Que pensez-vous, mes frères, que l’aire figure ? N’est-ce pas le monde entier ? Que figure la toison ? La nation juive qui, au milieu de l’univers, possédait les mystères de la grâce, non d’une manière éclatante, mais cachée sous une nuée ; comme la rosée était cachée et voilée sous la toison. Le temps est venu où la rosée devait se manifester dans l’aire. Elle s’y est manifestée, elle a cessé d’être cachée. Tout ce que dit le prophète : « Seigneur, que tous les rois de la terre te confessent parce qu’ils ont entendu toutes les paroles de ta bouche », s’est donc accompli. Pourquoi Israël, teniez-vous cette rosée cachée, pour combien de temps la cachiez-vous ? La toison a été pressée et la rosée est sortie de vous. Le Christ seul[11] est la douceur de cette rosée, et Il est le seul que vous ne savez reconnaitre dans les Écritures, Lui pour qui les Ecritures ont été faites. »
Si la toison contenait cachée la rosée et qu’elle devait être pressée pour que cette rosée se répande sur l’aire, c'est-à-dire sur les Nations, alors Augustin reconnaît bien que la grâce est contenue dans le peuple d’Israël. Grâce tenue cachée, et nous pourrions interpréter : car tout ce qui touche au mystère divin doit être tenu caché à son commencement, c'est-à-dire protégé, afin que l’homme ne s’empare pas trop vite d’une révélation qui lui sera transmise peu à peu, au fur et à mesure de sa maturation spirituelle.

On pourrait citer encore d’autres textes de St Augustin, mais ils vont tous dans le même sens. Par exemple son commentaire du Ps 45, 7 : « Les nations s’agitent, les royaumes chancèlent, Il fait entendre sa voix et la terre se disloque. » Il existe une manière de lire ce verset dans laquelle les nations « se prosternent », plutôt que chancèlent. Augustin en prend acte pour dire : « le Très-Haut fait entendre sa voix, la terre a tremblé, la nation juive est restée maintenant comme la toison sèche sur le sol. Vous savez dans quelles circonstances ce fait est arrivé miraculeusement….. C’est ainsi que le mystère de la nouvelle alliance n’apparaissait pas dans la nation juive ; ce qui, là, était une toison, ici était un voile, (Toujours le jeu de mots entre vellus et velum) car le mystère était voilé sous cette toison. Mais dans l’aire, l’Évangile du Christ est manifesté à tous les gentils ». Et saint Augustin ajoute : « la pluie est visible, la grâce du Christ se montre à découvert, elle n’est cachée par aucun voile. Au contraire, la toison a été pressée pour que la pluie en sortît. En effet, c’est en pressurant le Christ que les Juifs l’ont fait sortir du milieu d’eux : et voilà que le Seigneur a fait tomber de ses nuées une pluie qui couvre l’aire et que la toison est restée sèche ».

Voilà comment certains Pères nous ont malheureusement enseignés la substitution, alors que la plupart sans doute cherchaient avant tout à proclamer la grâce que les nations ont eue de recevoir, par le Christ issu du peuple juif, la révélation d’un si grand mystère. Il s’agit pour nous d’une part de ne pas isoler un Père, mais de garder la pluralité des interprétations, et d’autre part de dénoncer celles qui cherchent à établir les chrétiens à la place du peuple de l’alliance, comme si Dieu était avare de ses dons ! Quelle absurdité.

Le débat qui a suivit cet enseignement a permis de mettre à jour quelques questions.
Nous savons que parmi les chrétiens, il y en a encore qui se font la réflexion suivante que nous devons pourtant avoir le courage d’écouter, quand bien même elle nous dérange : « On ne peut pas nier que les juifs qui ne reconnaissent pas le Christ se privent d’un supplément de grâce. Sinon, pourquoi le Christ est-il venu s’ils avaient déjà tout ? ».
Question redoutable, mais importante à creuser. Si on considère que le Nouveau Testament est un « plus », si on l’exprime toujours sous forme de « plus », alors les juifs sont « moins ». C’est une vision linéaire, dans le temps. Le Christ, qui dit dans l’Évangile, « allez, faites des disciples de toutes les nations », c’est l’accomplissement de la promesse ; donc, les juifs ont « fini leur travail ». C’est une lecture possible. Et malheureusement historiquement, en toute bonne foi, c’est ce qu’ont fait une majorité de Pères, et les chrétiens à leur suite : les juifs ont délivré leur message, c’est fini. Ils sont des « organes témoins ». C’est le même piège avec le « nouveau », ou « l’accompli ». C’est une vision linéaire.
Alors, comment, rendre compte pourtant, de Jésus-Christ ? Pour nous, c’est un « plus », c’est vrai. Il est la clé des Écritures. Nous le vivons légitimement comme un « plus ». Mais il a fallu deux mille ans pour intégrer que ce « plus » pour nous n’est pas forcément un « moins » pour le judaïsme, qui accomplit sa vocation propre. « Car les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29)[12]. Et cela est très important, et c’est vrai : nous recevons les Écritures du peuple juif. Comme l’a dit Augustin quelque part : « Les juifs sont les archivistes des chrétiens ». En disant cela Augustin reconnait que les juifs nous ont transmis les Écritures révélées ; mais le terme « archiviste » reste ambigu, et peut laisser soupçonner que les Juifs nous ont transmis les Écritures, sans en connaître le sens plénier que seul le Ressuscité peut révéler comme il l’a fait aux pèlerins d’Emmaüs. Et ceci est vrai pour nous. Mais les progrès du dialogue judéo-chrétien, et une meilleure connaissance, par les chrétiens de la lecture juive des Écritures, a fait prendre conscience aux chrétiens qu’il ne suffit pas de recevoir des juifs une Bible, il faut la recevoir comme ils l’ont vécue, lue, interprétée, pour que nous puissions comprendre le Nouveau Testament.
Par exemple si nous regardons comment Moïse va vers son peuple et est rejeté par lui, et comment cela éclaire notre Messie, qui continue à être fidèle au peuple alors même que celui-ci le refuse ; et comment cela nous donne une responsabilité à nous chrétiens, d’être fidèles à ce Messie qui ne rejette pas son peuple, alors que nous, nous l’avons rejeté et nous avons ainsi été infidèles à l’enseignement du Christ. Voilà un exemple qui montre comment la permanence du témoignage d’Israël aujourd’hui nous invite à approfondir notre écoute du message du Christ. « Si je veux qu’il (le peuple juif représenté par Jean) demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » nous dit saint Jean (21,22). Donc, là nous devons garder un certain silence. Car si nous parlons trop, nous risquons de ne pas respecter leur mystère.
Notre foi nous permet une autre lecture, mais le « plus » pour nous, nous ne pouvons l’accueillir que si nous nous mettons à l’école de la lecture juive.
Cela peut être également un « plus » en forme de croix. Dans le sens qu’il s’agit de suivre le Christ quand il n’est pas reçu comme tel par son peuple. Et, comme le dit Augustin, aller vers l’autre même s’il nous rejette.
Il y a bien un moins, c’est St Paul qui le dit, mais il ajoute, sentant le danger : « c’est un moins par rapport à nous, mais par rapport à l’élection, ils sont aimés ». Effectivement, il y a un moins, mais c’est en notre faveur, nous sommes en dette par rapport à eux…..

Le dessein de Dieu est de faire alliance avec toute l’humanité. Comme dit Augustin, la toison est posée au milieu de l’aire, qui est toute l’humanité.  Un théologien orthodoxe dit : « L’Église est le monde en voie de transfiguration », c’est-à-dire toute l’humanité. Et la tradition syrienne, dans sa Liturgie, dit : « L’Église, c’est le rassemblement d’Israël et des Nations », reprenant le binôme biblique. Regardons Abram, quand il est appelé par Dieu, il devient Abraham, et à partir de ce moment-là, dans toute la suite de la Bible le nomme uniquement : « Abraham ». Quand, après le combat avec l’ange, Jacob reçoit le nom « d’Israël », par la suite, dans la Bible, on continue à dire tantôt Jacob, tantôt Israël. Pourquoi ? Augustin donne une réponse, qui peut-être ne serait pas audible à des oreilles juives, mais qui est très forte : les Pères interprètent le nom d’Israël comme signifiant « l’homme qui voit Dieu ». C’est à dire l’humanité réconciliée dans son face à face avec Dieu. Et Augustin dit que Jacob est appelé tantôt Jacob, tantôt Israël, parce que, tant que les nations et Israël ne sont pas rassemblés dans l’Église (au sens de ekklesia, assemblée), ni les chrétiens ni les juifs ne voient Dieu. C’est-à-dire que, quelque part, l’humanité ne peut pas voir Dieu totalement, tant qu’elle n’est pas réconciliée. La manière dont le dit Augustin peut prêter à confusion. Augustin ne parle pas de l’Église-institution, mais du mystère de l’Église comme concernant toute l’humanité, c’est-à-dire à la fois les juifs et les nations. Il est fort probable qu’Augustin ne pense pas, ici, que les juifs doivent devenir chrétiens au sens institutionnel ; et c’est bien là le mystère d’Israël. Mais il y a une communion à retrouver dans le vis-à-vis Juif-chrétien qui permettra à l’humanité toute entière de « voir Dieu ». On peut retenir cette intuition d’Augustin qui est très forte : « l’homme qui voit Dieu », c’est la communion d’Israël et des nations. Ce plan de Dieu dans sa totalité n’est pas encore achevé, loin de là.

Dans l’éternité, cela reste Israël et les nations ; dans notre langage d’hommes sur la terre, nous avons besoin des deux. Parce que sinon, c’est une unité trop fermée. Nous ne savons pas la manière dont nous allons nous rencontrer dans le Royaume. C’est une affaire entre Dieu et son peuple. Nous, chrétiens, nous savons deux choses : que nous ne pouvons entrer dans le Royaume qu’avec les juifs, et que nous avons besoin d’écouter les juifs pour pouvoir cheminer dans cette transfiguration continue ; et c’est d’ailleurs ce dont témoigne le récit de la Transfiguration, avec la présence de Moïse et Elie : Moïse vient des enfers, et Elie du ciel ; nous ne pouvons pas aller plus loin ; « Si je veux qu’il (Israël) demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?  Toi (les nations), suis-moi » (Jn 21,22). 

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[1] D’après un enseignement de Sr Dominique lors d’une session, entièrement réécrit, remanié et complété, avec son accord et sa précieuse relecture.
[2] Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Cerf, Paris, 1984, p.358.
[3] Ibid. p.357.
[4] Irénée parlera aussi de la toison de Gédéon comme image du mystère de la conception et de l’enfantement de la Vierge Marie ; ce passage du livre des Juges est lu, pour ce qui est de la Liturgie (Latine), dans les jours qui précèdent la fête de la Nativité. Une étude serait à faire sur ces deux types de lecture de la toison de Gédéon dans la littérature patristique et la Liturgie.
[5] Homélies sur les Juges, Paris, Cerf, 1993 Sources Chrétiennes n° 389 p.186-203. Nous avons gardé ici une autre traduction celle d’Isabelle de la Source, « Lire la bible avec les Pères » Tome 3, Paris, Médiaspaul, 1993.
[6] Cf Soncino Bible, note ad locum.
[7] Ce qu’Irénée a déjà exprimé et qu’Origène reprend, mais c’est le seul élément qu’il reprend, non pas la suite de l’interprétation.
[8] Herbe qui repousse, dans une prairie après la première fauchaison. Couper, faire, faucher le regain.
[9] Rom 11,30-31
[10] Homélies sur les Juges, Paris, Cerf, 1993, Sources Chrétiennes n° 389 p. 203.
[11] L’exclusivité du Christ comme seule douceur de cette rosée n’est plus recevable. C’est le mot seul qui est gênant. Car il exclut qu’Israël comme peuple porte encore la douceur de cette rosée et cela jusqu’à la fin des temps.
[12] C’est le pape Jean-Paul II qui a dit à la synagogue de Mayence : « La première alliance, qui n’a jamais été révoquée ».