La toison de Gédéon chez les Pères de l’Église
Extrait d'un article
publié dans la revue SENS Déc 2013
http://www.ajcf.fr/spip.php?article1886
Sandrine
Caneri[1]
Beaucoup de textes des Pères de
l’Église posent question à la conscience chrétienne, à cause de leur lecture de
l’Ancien Testament, qui souvent tombe dans ce que nous appelons depuis
peu : « la théologie de la substitution ». Est- ce pour autant
que nous devrions laisser de côté nos Pères dans la foi ? Ils ont
construit et fécondé l’Église d’une manière suréminente, parmi eux nombreux
sont ceux qui ont donné leur vie pour leur foi, morts en martyr du Christ, ils
sont notre honneur et notre gloire. Sans eux nous ne serions pas là, sans eux
il n’y aurait pas d’Église, ni de tradition. Aussi il est de notre devoir de
continuer à les écouter, à les méditer, à puiser dans cet immense héritage les
merveilles qu’ils nous ont laissées. Cependant, nous savons qu’ils ont pu
parfois se tromper. Le recul du temps nous l’a montré sur certains points.
C’est pourquoi il est tout aussi urgent pour certains domaines de
recontextualiser leurs dires, de dénoncer ce qui aujourd’hui nous semble
dépassé, voire même inexact. C’est notre devoir, et leur amour de la vérité
nous y pousse, pour être fidèle au-delà de la lettre à leur esprit.
Nous
proposons aujourd’hui une méditation de trois commentaires patristiques sur
l’épisode de la toison de Gédéon qui se trouve dans le livre des Juges
(chapitre 6), ce sera la première partie. Puis nous présenterons quelques
réflexions et intuitions par rapport au thème « Israël et les
nations », thème qui est sous-jacent à beaucoup d’interprétations des
Pères.
I. Les Pères de l’Église
Rappelons
brièvement le passage biblique qui nous concerne : L’ange du Seigneur
vient trouver Gédéon, alors qu’il repiquait du blé dans le pressoir pour le
mettre à l’abri des razzias de Madian. Il lui annonce que Dieu l’envoie
combattre Madian et délivrer Israël de son joug. Gédéon se récuse en disant que
son clan est le plus petit de Manassé, et sa famille est la moindre du clan.
Aussi, pour s’assurer que c’est bien Dieu qui l’envoie, Gédéon demande à Dieu
un signe : il place une toison sur l’aire et si, le lendemain, la rosée
est tombée sur la toison mais non sur l’aire, il saura que le Seigneur
l’envoie. Et les choses se passent ainsi. Mais cela ne suffit pas encore à
convaincre Gédéon, et il demande à Dieu un seconde signe, en sens
inverse : que la rosée descende sur l’aire et que la toison reste
sèche ; et il en est ainsi.
Ce
texte biblique a suscité quelques commentaires chez les Pères de l’Église. Nous
avons choisi trois Pères de trois générations différentes qui nous expliquent
ce texte dans le cadre précis de leurs enseignements de la foi chrétienne.
A
–Irénée de Lyon. (IIe siècle)
Dans
son traité « Contre les hérésies » (III,17,3) où il combat la gnose, St
Irénée parle de l’Esprit reçu à la
Pentecôte, qui est le même que celui de l’ancien Testament.
Il dit : « C’est parce qu’il
voyait d’avance la grâce, que Gédéon, cet Israélite que Dieu avait choisi pour
sauver le peuple d’Israël de la domination des étrangers, changea sa demande.
Il prophétisa par-là que, sur la toison de laine, qui seule avait reçu la rosée
et qui était la figure du peuple d’Israël, viendrait la sécheresse,
c’est-à-dire que ce peuple ne recevrait plus de Dieu la grâce de
l’Esprit-Saint, selon ce que dit Isaïe : « Je commanderai aux nuées
de ne pas pleuvoir sur elle » ; tandis que sur toute la terre se
répandrait la rosée qui est l’Esprit de Dieu »[2].
Il
est vrai que l’épreuve de la toison de Gédéon favorise cette lecture,
puisqu’elle propose une alternative. La rosée est identifiée à l’Esprit Saint,
et la toison au peuple d’Israël. Lorsque cette rosée ne tombe plus sur la
toison (lors du second signe demandé), mais seulement sur la terre, alors c’est
que l’Esprit Saint serait retiré au peuple d’Israël puisque la rosée tombe sur
la terre, à l’exclusion de la toison. Telle est semble-t-il l’interprétation
d’Irénée, en tout cas ce que nous en comprenons dans une première lecture. Cette
interprétation se nomme « théologie de la substitution », c'est-à-dire
qu’elle interprète le signe qui se déploie en deux étapes (succession dans le
temps) comme le retrait définitif de l’Esprit Saint sur le peuple d’Israël au
profit des seules nations. La question que nous pouvons nous poser est la
suivante : Dieu serait-il si avare de ses dons qu’il soit obligé de les
retirer aux premiers pour les donner aux seconds ?
Irénée
continue un peu plus loin : « Cette
rosée de Dieu nous est nécessaire, pour que nous ne soyons pas consumés ni
rendus stériles ». Et, ce qui est typique d’Irénée : « Le Seigneur a confié à
l’Esprit-Saint, l’homme, son propre bien qui était tombé entre les mains des
brigands. Cet homme dont Il a eu compassion, et dont Il a lui-même bandé les
blessures ».
Dans
le paragraphe précédant celui-ci (III,17,2), Irénée aura un passage beaucoup plus
nuancé : il va dire que l’Esprit-Saint rassemble dans un même mouvement
d’unité les douze tribus, et tous les peuples de la terre. : « C'est
encore cet Esprit dont Luc nous dit qu'après l'ascension du Seigneur il est
descendu sur les disciples, le jour de la Pentecôte,
avec pouvoir sur toutes les nations pour les introduire dans la vie et leur
ouvrir le nouveau Testament : aussi est-ce dans toutes les langues que,
animés d'un même sentiment, les disciples célébraient les louanges de Dieu,
tandis que l'Esprit ramenait à l'unité les tribus séparées et offrait au Père
les prémices de toutes les nations. C'est pourquoi aussi le Seigneur avait
promis de nous envoyer un Paraclet qui nous accorderait à Dieu »[3].
Nous pouvons interpréter : « L’Esprit
ramenait à l’unité les tribus séparées » comme une allusion à Shavouot, où
les six cent mille hommes deviennent un peuple UN en recevant la Torah au pied du Sinaï. Et
« offrait au Père les prémices de toutes les nations » comme
l’évocation du récit des actes des apôtres qui nous montre les disciples réunis
précisément par la fête de Shavouot, moment choisi pour la première descente de
l’Esprit Saint, qui caractérise la
Pentecôte chrétienne. Nous avons donc ici chez Irénée la vision
large du dessein de Dieu, incluant Israël et les nations. Mais un paragraphe
plus loin il passe à une interprétation plus strictement substitutionnelle[4]. Ceci
n’est pas sans nous poser évidemment de graves questions.
Regardons
maintenant un commentaire qui est donné au siècle suivant.
B
–Origène (IIIe siècle)
Dans
son commentaire sur le livre des Juges, Origène parle de la toison de Gédéon
dans l’Homélie VIII. Nous proposons pour commencer un extrait du paragraphe 4[5].
« Divers
étaient les signes que Gédéon aurait pu demander à Dieu pour qu’il confirme sa
promesse ; pourquoi donc, après la parole de l’ange et la promesse venue du
ciel, demanda-t-il ce signe inouï : « J’étalerai sur l’aire une
toison de laine ; s’il y a de la rosée uniquement sur la toison et que tout le
reste du sol soit sec, je serai certain que tu sauveras Israël par ma
main ». Et il mérita d’obtenir la réalisation du signe réclamé à
Dieu. »
Nous
voyons comment Origène aborde le texte dans la droite ligne de la tradition
juive, avec cette manière de questionner le texte. Cette manière de poser les
questions est typique de l’exégèse juive ; il ne s’agit pas de n’importe
quelle question, mais d’une forme de questionnement qui, à la manière d’une
cruche, puise sans cesse du sens. Et la première question que pose Origène,
c’est « pourquoi Gédéon demande un signe avec cette toison ? ». Il
aurait pu demander autre chose. Bien sûr, pour rester dans la culture et la
réalité de Gédéon, ce qu’il avait sous la main, c’est un troupeau de moutons et
du blé qu’il était en train de battre.
Origène
va donc interroger Gédéon : « Soit,
Gédéon, tu as obtenu ce que tu demandais ; mais pourquoi prendre ainsi la
toison de laine sur l’aire, et la presser ainsi sur un bassin ? Qu’est ce
qui te pousse à agir de cette manière ? Là, pas de réponse ; nous
verrons plus loin qu’Augustin interprétera ce geste. Et puis, tu as bien obtenu ce premier signe. Pourquoi en réclamer un
autre, en inversant l’ordre du premier ? ».
Nous
retrouvons là, la question que se posait déjà la tradition juive :
pourquoi un deuxième signe en sens inverse ? L’exégèse juive dit que le
premier signe n’était pas tout à fait probant, que cela aurait pu s’expliquer
naturellement car il est normal que la toison s’imprègne d’avantage de la rosée
que le sol de l’aire, et que celui-ci peut sécher plus vite au premier rayon du
soleil tandis que la toison reste plus longtemps humide. Le deuxième signe, par
contre, était davantage miraculeux.[6]
Origène
va pousser un peu plus loin ; et d’abord, dit-il, « peut-être l’un de ceux qui ont écouté
attentivement la lecture, va-t-il penser que l’attitude de Gédéon semble
contredire ce qui est écrit dans la
Loi : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur
ton Dieu ». Cela aussi est typique de la lecture
juive : on va chercher un autre verset et on expose une
contradiction : est-ce un caprice de la part de Gédéon ? Met-il le
Seigneur à l’épreuve ? Nous retrouverons cette question chez Augustin. Cependant,
poursuit Origène, la suite de l’histoire
révèle que la demande de Gédéon ne s’opposait pas au commandement de Dieu, car
Il n’aurait pas exaucé une demande contraire à la Loi. Donc, le signe que la double demande de Gédéon était
pertinente, c’est que le Seigneur y répond.
En réalité, c’est de l’un et de
l’autre signe que Gédéon tire l’assurance que Dieu sauvera Israël par sa main.
Il faut souligner ici le « et »
parce qu’on va le retrouver plus loin. Alors que, objectivement, cette épreuve
de la toison, où la rosée est, soit sur la toison, soit sur l’aire sèche, mais
chaque fois à l’exclusion de l’autre, va évidemment ouvrir toute grande
la porte à la lecture substitutionnelle, Origène ne tombe pas dans le piège.
« Et
maintenant, considérons l’explication de ce mystère ; je me souviens que
l’un de nos prédécesseurs a écrit dans un de ses livres, que la toison de laine
représentait le peuple d’Israël, tandis que le reste du sol figurait les
nations païennes ». Nous trouvons ici le thème que allons approfondir,
celui de la relation entre Israël et les Nations.
Quel
est ce prédécesseur dont parle Origène ? C’est difficile de le savoir. Ce
qui est sûr c’est que ce binôme Israël-Nations est présent dans toute la Bible, comme clé de lecture,
mais nous ne savons pas à quelle lecture plus ancienne se réfère Origène. Nous
avons vu, cependant, que ce thème était déjà présent chez Irénée ; nous ne
savons pas si cette lecture est antérieure à Irénée et si Origène aurait eu
accès à cette source ancienne, ou si Origène a hérité de cette interprétation
directement ou indirectement d’Irénée ? Cependant Origène ne suit pas la
lecture substitutionnelle qui fut celle d’Irénée, comme nous l’avons vu plus
haut.
Donc,
la toison c’est Israël et la terre sèche représente les Nations[7]. Origène
continue : « La rosée qui tombe
sur la toison, c’est la Parole
de Dieu donnée au seul peuple d’Israël. Sur la terre d’Israël en effet est
advenue la rosée de la Loi
divine, tandis que toutes les autres nations souffraient de la soif, pas une
goutte d’eau de la Parole
ne venant les pénétrer ». La rosée est la parole de Dieu.
Le
sens du second signe est inversé : « maintenant, sur toute la surface de la terre, le peuple des Nations
païennes est rassemblé et en possession de la rosée divine ». Cela
pourrait déraper dans la substitution, mais Origène ne tombe pas dans le
piège : « Contemple-le, ce
peuple des païens, pénétré de la rosée de Moïse, baigné par les oracles des
prophètes, verdoyant des ondées de l’Évangile et de l’Apôtre ». C’est
une vue d’ensemble, inclusive et non exclusive. « C’est le labeur des Anciens, je le confesse, qui nous a fourni
cette interprétation. »
« Mais
puisqu’il est écrit que nous devons louer la parole des sages, et même
l’enrichir, voyons si nous pouvons ajouter une pierre à l’édifice ». Cela aussi est
propre à la méthodologie de la lecture juive des Écritures : louer la
parole des sages, c'est-à-dire reprendre leur interprétation et puis y ajouter
quelque chose de nouveau, chacun apportant sa pierre. Origène continue : « Souvent, en étudiant à part moi le Ps
71, l’émotion m’a saisi en le voyant appliqué à l’avènement du Christ, décrit dans ce verset : « Il
descendra comme la rosée sur la toison, comme les gouttes de pluie sur la
terre ». Donc Origène reprend l’idée d’Israël et des Nations pour ces
deux signes, mais pour y ajouter sa pierre, il va chercher un verset de psaume
qu’il a dans l’oreille et qui parle aussi de rosée et de toison.
Ce
Psaume 71 est un psaume messianique ; et donc, dans la tradition
chrétienne, il est appliqué au Christ, et ce verset est évoqué plusieurs fois
dans la Liturgie
de Noël. Mais Origène cite ce Psaume selon la Tradition de la Septante, et c’est
important car dans l’Hébreu, la toison se dit : « guiza ». Cela peut signifier aussi bien « toison du
mouton », que « toison de la terre », c’est-à-dire l’herbe fauchée.
Le sens « toison du mouton » revient sept fois dans l’histoire de
Gédéon (Jg 6) et elle revient encore quatre autre fois dans la Bible selon les deux sens :
-
Dt 18,4 : au sujet des prémices
que l’on doit donner aux lévites. « Tu lui donneras les prémices de ton froment, de ton
moût et de ton huile, et les prémices de la toison de tes moutons »
-
Ps 71 (72),6 l’herbe coupée « Qu'il
descende comme l'averse sur les regains[8],
comme la pluie qui détrempe la terre »
-
Job 31,20 : « sans que ses reins m'aient béni et qu'il fût réchauffé
par la toison de mes agneaux »
-
Amos : 7,1 l’herbe coupée. « c'était le regain après la fauche du roi. »
Donc, les deux
sens existent en hébreu ; mais dans Juges, c’est toujours le sens
« toison » (de mouton). Or, quand la Septante a traduit le Ps
71, elle aurait pu traduire par : « l’herbe ». D’ailleurs,
l’ancienne Vulgate dit « toison » et la nouvelle Vulgate :
« gazon ». La Bible
du rabbinat a «l’herbe ». Dans la nouvelle TOB, également.
Pour
être fidèle à l’hébreu, dans ce contexte, il faudrait donc dire :
« l’herbe ». Mais la
Septante a traduit par le mot pokos :
« toison » (de laine) sans équivoque possible. Ici encore la Septante fonctionne donc comme
un targum : elle suggère déjà un lien entre Gédéon et ce Ps 71, qu’Origène
reprend spontanément. La toison se trouve donc, et dans le texte de Juges 6, et
dans le Psaume 71. Origène continue : « Il
est descendu, nous dit le Psaume, comme la rosée sur la toison du peuple juif, et il est descendu aussi comme les
gouttes de pluie sur la terre, ce qui veut dire que notre Seigneur Jésus-Christ
est descendu sur tout le reste de la terre. Il est venu vers nous aussi, il a
fait pleuvoir sur nous les gouttes de la rosée céleste, pour que nous puissions
boire à notre tour, nous qui mourrions de soif sur cette terre complètement
aride. »
Origène,
non seulement ne tombe pas dans le piège substitutionnel, mais sa référence au
Ps 71 lui permet de dire que la rosée est tombée des deux côtés, sans
retenir l’aspect alternatif et exclusif de l’épreuve de Gédéon qui
interprète : si elle tombe d’un côté, elle ne tombe pas de l’autre.
Puisque dans le Psaume il est précisé qu’Il descendra comme la rosée sur la
toison, mais aussi comme les gouttes d’eau sur la terre.
« Ayant
donc saisi par l’esprit prophétique le sens de ce mystère, saint Gédéon demanda
à Dieu un premier signe ; mais il en demanda aussi un second en sens
inverse. Il savait que cette rosée divine qu’est l’avènement du Fils de Dieu, surviendrait d’abord pour les juifs et
ensuite pour toutes les nations. »
N’ayant eu accès à l’entièreté de cette homélie que
bien après l’étude des extraits que nous connaissions, nous nous sommes aperçus
qu’il y a d’autres passages où Origène est plus partisan, mais nous n’avons pas
trouvé de franche hostilité, ni de nette substitution. Il dit par
exemple : « Mais cette toison, c'est-à-dire le peuple juif,
souffre de la sécheresse et de l’aridité par rapport à la parole de Dieu, selon
ce qui est écrit : ‘Longtemps les fils d’Israël seront sans roi, sans prince,
sans prophète ; plus d’autel, ni de victime, ni de sacrifice’. Tu vois
quelle sécheresse demeure sur eux, quelle aridité par rapport à la parole
divine leur est advenue ». En citant Osée 3,4, et en ne comparant
aucunement la sécheresse d’Israël au détournement d’une rosée qui serait
destinée désormais aux chrétiens, nous ne sommes absolument pas ici dans la
substitution. Nous pourrions même comprendre ces lignes, à l’image des
prophètes, comme une souffrance pour Israël qui devra perdre le culte du Temple
et sa souveraineté.
Un peu plus loin toujours dans le même paragraphe il ajoute :
« Il savait que la rosée divine, qui est l’avènement du Fils de Dieu,
allait advenir non seulement aux juifs, mais encore ensuite aux nations,
puisque c’est bien de ‘l’incrédulité’ d’Israël que ‘le salut vient aux nations’[9].
Et voilà pourquoi, au prix de la sécheresse de la toison, est arrosée toute la
terre par la grâce de la rosée divine ». Ces quelques lignes encore,
ne sont pas, nous semble-t-il, dans la substitution, dans la mesure où elles
reprennent la théologie de Paul aux Romains qui explique précisément à ce même endroit : « Les dons et l'appel de Dieu sont
irrévocables. Jadis, en effet, vous avez désobéi à Dieu et maintenant, par
suite de leur désobéissance, il vous a été fait miséricorde; de même eux aussi
ont désobéi maintenant, par suite de la miséricorde exercée envers vous, afin
qu'ils soient maintenant eux aussi objet de la miséricorde ». Voilà pourquoi il nous faut bien expliquer
les Pères. Car si Origène reprend la théologie de Paul, il est donc nécessaire
d’avoir l’entièreté de la démonstration de l’Epître aux Romains ainsi que son
contexte de façon, à dénoncer précisément le piège de la substitution.
Et notre lecture se vérifie
puisque un peu plus loin, au
paragraphe 5, Origène continue son explication en disant qu’il veut laver les
pieds de ses condisciples en puisant de l’eau aux sources d’Israël (cf Ps
67,27) : « mieux, que je presse
la toison d’Israël. Car maintenant je presse l’eau de la toison du livre des Juges,
et à un autre moment l’eau de la toison du livre des Règnes, et l’eau de la
toison d’Isaïe ou de Jérémie, et je la verse dans le bassin de mon âme,
concevant le sens dans mon cœur »[10]. Nous percevons bien ici qu’Origène se situe
en héritier de la tradition d’Israël.
Ce
qui nous frappe dans sa méditation sur la toison de Gédéon, c’est sa lecture
personnelle. La référence au Ps 71 qu’il
apporte ici est très forte et belle. Gédéon avait besoin d’un double signe,
et pour Israël et pour les Nations.
Regardons
maintenant au siècle suivant, où Augustin a laissé un commentaire de ce même
texte.
C.
Saint Augustin (IVe siècle).
Augustin,
tout en se posant le même genre de questions qu’Origène, va tomber malheureusement
à pieds joints dans la substitution.
Augustin
a écrit un traité qui s’appelle : Questions sur l’Heptateuque,
c’est à dire les cinq premiers livres de la Bible, plus Josué et les Juges. Ce n’est pas un
commentaire continu, mais une série de questions que lui, ou ses fidèles, se
sont posées. Une de ces questions est : L’épitre aux Hébreux dit :
« le temps me manque pour parler de Gédéon, Jephté »,
etc… Gédéon est mis parmi les saints, et pourtant il a « mal
fini ». En effet, si Gédéon est resté très humble et désintéressé
vis-à-vis de sa victoire sur Madian, (Jg 8,22-23), il a cependant demandé comme
part du butin, des anneaux d’or, avec lesquels « il fit un éphod qu’il plaça dans sa ville à Ophra. Tout Israël s’y
prostitua après lui et ce fut un piège pour Gédéon et sa maison. » (Jg
8,27).
Augustin
répond : « La sainte Ecriture,
tout en donnant de vrais et sincères éloges à ces personnages, se réserve aussi
le droit de les blâmer. Aussi je ne sais pas si Gédéon, en demandant un signe
dans la toison, n’a point transgressé ce précepte : « tu ne tenteras
point le Seigneur ton Dieu ». On retrouve la question d’Origène, mais
Augustin émet un doute sur la bonne attitude de Gédéon. « Et cependant le Seigneur s’est servi de cet acte, qui pouvait
être une tentation de Dieu, pour figurer le mystère qu’Il voulait nous
annoncer. » Le mystère, c’est ce rapport Israël-Nations, qui va
devenir Synagogue-Église : « La
toison trempée de rosée tandis que l’aire demeurait toute entière sèche,
figurait l’ancien peuple d’Israël où les saints étaient arrosés des eaux de la
grâce céleste comme une pluie spirituelle. L’aire, couverte à son tour de rosée
tandis que la toison seule restait sèche, représentait l’Église répandue sur toute la surface de la terre, et
recevant la grâce céleste, non plus sur la toison comme sur un voile, mais à
flots et à ciel ouvert, tandis que le premier peuple restait en dehors de cette
rosée céleste, dans une déplorable sécheresse. » Nous nous trouvons
ici en plein dans la substitution. C'est-à-dire que l’Église reçoit une grâce
que le peuple d’Israël ne recevrait plus. Façon subtile de dire que l’Église a
pris la place d’Israël.
Il
est à remarquer d’abord qu’Augustin dit : « l’Église reçoit non plus la rosée sur la toison comme sur un
voile » : dans la
Tradition latine, toison est traduit par : « vellus »,
qui est très proche de : « velum », voile. Et Augustin va
utiliser cette interprétation pour dire que la rosée est entrée dans la toison,
et y est cachée, comme sous un voile. Et lorsqu’on presse la toison, on fait
sortir la grâce, qui se répand dans l’Église ; c’est vraiment la
substitution dans toute sa splendeur.
Dans
son commentaire sur le Ps 137 : « les rois de la terre te rendent
grâce, car ils entendent les promesses de ta bouche », Augustin dit :
« Seigneur,
dans je ne sais quelle nation étaient cachés la Loi et les prophètes; mais dans la seule nation
des Juifs étaient conservées toutes les paroles de ta bouche, nation que
l’Apôtre a glorifiée en disant : « qu’est-ce que le juif a de plus, ou
à quoi sert la circoncision ? Beaucoup de toute manière. Premièrement
c’est aux juifs que les oracles de Dieu ont été confiés. (Rm 3,1-2) Là, étaient déposées les paroles de Dieu ».
Augustin fait donc bien écho aux paroles de Paul. « Mais reportons-nous au saint homme Gédéon qui vivait au temps des Juges ;
voyez quels signes il a demandés au Seigneur pour continuer sa mission (…) Que
pensez-vous, mes frères, que l’aire figure ? N’est-ce pas le monde
entier ? Que figure la toison ? La nation juive qui, au milieu de
l’univers, possédait les mystères de la grâce, non d’une manière éclatante,
mais cachée sous une nuée ; comme la rosée était cachée et voilée sous la
toison. Le temps est venu où la rosée devait se manifester dans l’aire. Elle s’y est manifestée, elle a
cessé d’être cachée. Tout ce que dit le prophète : « Seigneur, que
tous les rois de la terre te confessent parce qu’ils ont entendu toutes les
paroles de ta bouche », s’est donc accompli. Pourquoi Israël, teniez-vous
cette rosée cachée, pour combien de temps la cachiez-vous ? La toison a
été pressée et la rosée est sortie de vous. Le Christ seul[11]
est la douceur de cette rosée, et Il est le seul que vous ne savez reconnaitre
dans les Écritures, Lui pour qui les Ecritures ont été faites. »
Si
la toison contenait cachée la rosée et qu’elle devait être pressée pour que
cette rosée se répande sur l’aire, c'est-à-dire sur les Nations, alors Augustin
reconnaît bien que la grâce est contenue dans le peuple d’Israël. Grâce tenue
cachée, et nous pourrions interpréter : car tout ce qui touche au mystère
divin doit être tenu caché à son commencement, c'est-à-dire protégé, afin que
l’homme ne s’empare pas trop vite d’une révélation qui lui sera transmise peu à
peu, au fur et à mesure de sa maturation spirituelle.
On
pourrait citer encore d’autres textes de St Augustin, mais ils vont tous dans
le même sens. Par exemple son commentaire du Ps 45, 7 : « Les nations
s’agitent, les royaumes chancèlent, Il fait entendre sa voix et la terre se
disloque. » Il existe une manière de lire ce verset dans laquelle les
nations « se prosternent », plutôt que chancèlent. Augustin en prend
acte pour dire : « le Très-Haut
fait entendre sa voix, la terre a tremblé, la nation juive est restée
maintenant comme la toison sèche sur le sol. Vous savez dans quelles circonstances
ce fait est arrivé miraculeusement….. C’est ainsi que le mystère de la nouvelle
alliance n’apparaissait pas dans la nation juive ; ce qui, là, était une
toison, ici était un voile, (Toujours le jeu de mots entre vellus et velum)
car le mystère était voilé sous cette
toison. Mais dans l’aire, l’Évangile du Christ est manifesté à tous les gentils ».
Et saint Augustin ajoute : « la
pluie est visible, la grâce du Christ se montre à découvert, elle n’est cachée
par aucun voile. Au contraire, la toison a été pressée pour que la pluie en
sortît. En effet, c’est en pressurant le Christ que les Juifs l’ont fait sortir
du milieu d’eux : et voilà que le Seigneur a fait tomber de ses nuées une
pluie qui couvre l’aire et que la toison est restée sèche ».
Voilà
comment certains Pères nous ont malheureusement enseignés la substitution,
alors que la plupart sans doute cherchaient avant tout à proclamer la grâce que
les nations ont eue de recevoir, par le Christ issu du peuple juif, la
révélation d’un si grand mystère. Il s’agit
pour nous d’une part de ne pas isoler un Père, mais de garder la pluralité des
interprétations, et d’autre part de dénoncer celles qui cherchent à établir les
chrétiens à la place du peuple de l’alliance, comme si Dieu était avare de ses
dons ! Quelle absurdité.
Le
débat qui a suivit cet enseignement a permis de mettre à jour quelques
questions.
Nous
savons que parmi les chrétiens, il y en a encore qui se font la réflexion
suivante que nous devons pourtant avoir le courage d’écouter, quand bien même
elle nous dérange : « On ne peut pas nier que les juifs qui ne
reconnaissent pas le Christ se privent d’un supplément de grâce. Sinon,
pourquoi le Christ est-il venu s’ils avaient déjà tout ? ».
Question
redoutable, mais importante à creuser. Si on considère que le Nouveau Testament
est un « plus », si on l’exprime toujours sous forme de
« plus », alors les juifs sont « moins ». C’est une vision
linéaire, dans le temps. Le Christ, qui dit dans l’Évangile, « allez,
faites des disciples de toutes les nations », c’est l’accomplissement de la
promesse ; donc, les juifs ont « fini leur travail ». C’est une
lecture possible. Et malheureusement historiquement, en toute bonne foi, c’est
ce qu’ont fait une majorité de Pères, et les chrétiens à leur suite : les
juifs ont délivré leur message, c’est fini. Ils sont des « organes
témoins ». C’est le même piège avec le « nouveau », ou « l’accompli ».
C’est une vision linéaire.
Alors, comment,
rendre compte pourtant, de Jésus-Christ ? Pour nous, c’est un « plus »,
c’est vrai. Il est la clé des Écritures. Nous le vivons légitimement comme un
« plus ». Mais il a fallu deux mille ans pour intégrer que ce
« plus » pour nous n’est pas forcément un « moins » pour le
judaïsme, qui accomplit sa vocation propre. « Car les dons et l’appel de
Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29)[12]. Et
cela est très important, et c’est vrai : nous recevons les Écritures du
peuple juif. Comme l’a dit Augustin quelque part : « Les juifs sont
les archivistes des chrétiens ». En disant cela Augustin reconnait que les
juifs nous ont transmis les Écritures révélées ; mais le terme
« archiviste » reste ambigu, et peut laisser soupçonner que les Juifs
nous ont transmis les Écritures, sans en connaître le sens plénier que seul le
Ressuscité peut révéler comme il l’a fait aux pèlerins d’Emmaüs. Et ceci est
vrai pour nous. Mais les progrès du dialogue judéo-chrétien, et une
meilleure connaissance, par les chrétiens de la lecture juive des Écritures, a
fait prendre conscience aux chrétiens qu’il ne suffit pas de recevoir des juifs
une Bible, il faut la recevoir comme ils l’ont vécue, lue, interprétée, pour
que nous puissions comprendre le Nouveau Testament.
Par exemple si
nous regardons comment Moïse va vers son peuple et est rejeté par lui, et
comment cela éclaire notre Messie, qui continue à être fidèle au peuple alors
même que celui-ci le refuse ; et comment cela nous donne une
responsabilité à nous chrétiens, d’être fidèles à ce Messie qui ne rejette pas
son peuple, alors que nous, nous l’avons rejeté et nous avons ainsi été
infidèles à l’enseignement du Christ. Voilà un exemple qui montre comment la
permanence du témoignage d’Israël aujourd’hui nous invite à approfondir notre écoute du message du
Christ. « Si je veux qu’il (le peuple juif représenté par Jean) demeure jusqu’à ce que je
vienne, que t’importe ? » nous dit saint Jean (21,22). Donc, là nous
devons garder un certain silence. Car si nous parlons trop, nous risquons de ne
pas respecter leur mystère.
Notre foi nous
permet une autre lecture, mais le « plus » pour nous, nous ne pouvons
l’accueillir que si nous nous mettons à l’école de la lecture juive.
Cela peut être
également un « plus » en forme de croix. Dans le sens qu’il s’agit de
suivre le Christ quand il n’est pas reçu comme tel par son peuple. Et, comme le
dit Augustin, aller vers l’autre même s’il nous rejette.
Il y a bien un
moins, c’est St Paul qui le dit, mais il ajoute, sentant le danger :
« c’est un moins par rapport à nous, mais par rapport à l’élection, ils
sont aimés ». Effectivement, il y a un moins, mais c’est en notre faveur,
nous sommes en dette par rapport à eux…..
Le dessein de
Dieu est de faire alliance avec toute l’humanité. Comme dit Augustin, la
toison est posée au milieu de l’aire, qui est toute l’humanité. Un théologien orthodoxe dit : « L’Église
est le monde en voie de transfiguration », c’est-à-dire toute l’humanité.
Et la tradition syrienne, dans sa Liturgie, dit : « L’Église, c’est
le rassemblement d’Israël et des Nations », reprenant le binôme biblique.
Regardons Abram, quand il est appelé par Dieu, il devient Abraham, et à partir
de ce moment-là, dans toute la suite de la Bible le nomme uniquement :
« Abraham ». Quand, après le combat avec l’ange, Jacob reçoit le nom
« d’Israël », par la suite, dans la Bible, on continue à dire tantôt Jacob, tantôt
Israël. Pourquoi ? Augustin donne une réponse, qui peut-être ne serait pas
audible à des oreilles juives, mais qui est très forte : les Pères interprètent
le nom d’Israël comme signifiant « l’homme qui voit Dieu ». C’est à
dire l’humanité réconciliée dans son face à face avec Dieu. Et Augustin dit que
Jacob est appelé tantôt Jacob, tantôt Israël, parce que, tant que les nations
et Israël ne sont pas rassemblés dans l’Église (au sens de ekklesia,
assemblée), ni les chrétiens ni les juifs ne voient Dieu. C’est-à-dire que, quelque
part, l’humanité ne peut pas voir Dieu totalement, tant qu’elle n’est pas
réconciliée. La manière dont le dit Augustin peut prêter à confusion. Augustin
ne parle pas de l’Église-institution, mais du mystère de l’Église comme
concernant toute l’humanité, c’est-à-dire à la fois les juifs et les nations. Il
est fort probable qu’Augustin ne pense pas, ici, que les juifs doivent devenir
chrétiens au sens institutionnel ; et c’est bien là le mystère d’Israël.
Mais il y a une communion à retrouver dans le vis-à-vis Juif-chrétien qui
permettra à l’humanité toute entière de « voir Dieu ». On peut
retenir cette intuition d’Augustin qui est très forte : « l’homme qui
voit Dieu », c’est la communion d’Israël et des nations. Ce plan de Dieu
dans sa totalité n’est pas encore achevé, loin de là.
Dans l’éternité,
cela reste Israël et les nations ; dans notre langage d’hommes sur la
terre, nous avons besoin des deux. Parce que sinon, c’est une unité trop
fermée. Nous ne savons pas la manière dont nous allons nous rencontrer dans le
Royaume. C’est une affaire entre Dieu et son peuple. Nous, chrétiens, nous
savons deux choses : que nous ne pouvons entrer dans le Royaume qu’avec
les juifs, et que nous avons besoin d’écouter les juifs pour pouvoir cheminer
dans cette transfiguration continue ; et c’est d’ailleurs ce dont témoigne
le récit de la
Transfiguration, avec la présence de Moïse et Elie :
Moïse vient des enfers, et Elie du ciel ; nous ne pouvons pas aller plus
loin ; « Si je veux qu’il (Israël) demeure jusqu’à ce que je vienne,
que t’importe ? Toi (les nations), suis-moi » (Jn 21,22).
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[1] D’après un enseignement de Sr Dominique lors d’une
session, entièrement réécrit, remanié et complété, avec son accord et sa
précieuse relecture.
[2] Contre
les hérésies.
Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Cerf, Paris, 1984, p.358.
[4] Irénée parlera aussi
de la toison de Gédéon comme image du mystère de la conception et de
l’enfantement de la
Vierge Marie ; ce passage du livre des Juges est lu, pour ce qui
est de la Liturgie (Latine), dans les jours qui
précèdent la fête de la
Nativité. Une étude serait à faire sur ces deux types de
lecture de la toison de Gédéon dans la littérature patristique et la Liturgie.
[5] Homélies
sur les Juges, Paris,
Cerf, 1993
Sources Chrétiennes n° 389 p.186-203. Nous avons gardé ici une autre traduction celle d’Isabelle
de la Source,
« Lire la bible avec les Pères » Tome 3, Paris, Médiaspaul, 1993.
[7] Ce qu’Irénée
a déjà exprimé et qu’Origène reprend, mais c’est le seul élément qu’il reprend,
non pas la suite de l’interprétation.
[8] Herbe qui repousse, dans une
prairie après la première fauchaison. Couper,
faire, faucher le regain.
[11] L’exclusivité du Christ comme seule douceur de cette
rosée n’est plus recevable. C’est le mot seul qui est gênant. Car il
exclut qu’Israël comme peuple porte encore la
douceur de cette rosée et cela jusqu’à la fin des temps.
[12] C’est
le pape Jean-Paul II qui a dit à la synagogue de Mayence : « La
première alliance, qui n’a jamais été révoquée ».