La complexité de la pureté
Mireille Cohen et Laurent Kloeble
La question de
la pureté est une problématique complexe dans le récit biblique. Sans une
compréhension précise et une approche systématique dans le cadre de la Loi (c'est-à-dire de la Torah
de Moïse donnée par Dieu au Sinaï), on ne peut pas comprendre ce que fait et
dit Jésus à ce propos. Le même problème se pose également en ce qui concerne le
Shabbat, le divorce, les serments et toutes les problématiques halakhiques
(légales).
Le piège de la langue
Le premier piège
réside dans la langue. Le français véhicule l'idée d'une opposition entre ce
qui est pur et impur, et on a vite fait de faire l'amalgame avec une opposition
entre le souillé et le non souillé, le propre et le sale, l'hygiénique
et le non hygiénique. Or ce sont avant tout des catégories liées au rite et à
l'aptitude ou pas à accomplir un rite, des catégories comme la lumière et les
ténèbres, la vie et la mort.... Le français pour pur traduit l'hébreu
« tahor » transparent, et l'impur traduit « tamé » l'opaque.
Toute traduction est par définition une perte, une imprécision. Il sera plus
juste de considérer la pureté comme une ouverture/fermeture au divin, sans
aucune dimension morale systématique. En effet la question est véritablement de
savoir ce qui laisse passer l'élan vital ou ce qui le bloque.
La pureté dans l'AT
On peut
systématiser quatre grands axes de pureté. Le premier axe est rituel. Une
personne se retrouve impure dans des situations très classiques de la vie
courante, et qui ne sont jamais liées à des fautes personnelles. Les exemples les plus connus seront les
menstruations féminines ou la nécessaire manipulation des corps des défunts.
Une femme est impure (ou provisoirement inapte) du point de vue rituel,
mais elle n'est pas du tout fautive sur un plan quelconque. Son corps
fonctionne de la façon dont Dieu a voulu qu'il fonctionne. De même, le
nécessaire respect des morts, et du corps, implique que l'on manipule la
dépouille de celui ou celle que Dieu rappelle à Lui. Ceci est parfaitement
normal. L'inverse serait choquant. Et pourtant, on ne peut manipuler un cadavre
et rester pur du point de vue rituel. C'est l'axe de pureté qu'il faut le plus
distancier de la morale, car beaucoup de situations de la vie courante rendent
"impur".
Le second axe
est moral, et concerne des crimes très graves : inceste, idolâtrie,
meurtre. Cette "impureté" est très différente de la première. Elle se
contracte par un acte très grave et toujours volontaire et il est très dur de
redevenir "pur". Elle n'est absolument pas contagieuse alors que la
première est hautement contagieuse (on y tombe très involontairement et on en
sort facilement grâce à un ensemble de dispositions prévues par la Loi telles que les ablutions.)
Par ailleurs l'état de pureté est
avant tout une ascèse qui consiste à devenir "sans mélange", sans
défaut, pour exalter la vie. Cette ascèse est un préalable à la sanctification.
C'est un travail spirituel pour atteindre à une conscience nette, un coeur
limpide en se montrant très vigilant face à ses pensées, ses paroles, ses
désirs, ses pulsions et leurs conséquences. Il s'agit d'aboutir à un
comportement sans faux semblant dans sa relation à Dieu et dans sa relation à
autrui. Rappelons que le Christianisme orthodoxe, étranger à la théologie du
péché originel d'Augustin, reste très proche de la source juive et de sa
mystique qui distingue l'impureté de l'acte et la pureté de la nature humaine
et de l'âme.
Le troisième axe est alimentaire.
Les animaux interdits à la consommation ne sont pas "impurs" en eux
mêmes mais "impurs pour vous". L'Homme doit "dominer" la
nature mais également la "garder" et cette limite posée à une
consommation effrénée et générale rappelle l'être humain à sa responsabilité
face à la nature et aux animaux... Aucune disposition n'est édictée pour
montrer comment l'on peut quitter l'état d'impureté contracté par l'absorption
d'un aliment qui ne respecte pas les règles de pureté.
Abordons finalement un axe assez tardif dans
le récit biblique, l'impureté généalogique qui apparaît avec le livre d'Esdras.
Après le traumatisme de l'exil de Babylone, ce qui concernait les cohanim
(prêtres) s'étend à tout Israël : l'interdiction stricte des mariages mixtes
avec des gens des nations. Cette vision très restrictive se comprend par la
volonté d'Esdras de hisser le niveau de sainteté, et donc de séparation, pour
retrouver les faveurs divines. Les décisions rabbiniques ultérieures
garantiront la judéité d'une personne de par la transmission maternelle. Le
mélange juif nation fragilise donc l'identité juive et les autorités obligent
les fils d'Israël à respecter des séparations strictes pour préserver la
relation privilégiée avec Dieu.
Au final l'identité chrétienne
sera la plus fragile de toutes les identités religieuses : on ne naît jamais
chrétien. On ne peut que le devenir.
La notion d'impureté est
essentiellement liée à la mort: perte de sang (et donc d'un potentiel de vie),
naissance qui met en jeu la vie de la mère et celle de l'enfant, manipulation
des cadavres ou consommation d'animaux se nourrissant eux mêmes de cadavres et
de déchets. Elle rejoint également une notion de perte de ses limites
identitaires: le sang (comme le sperme d'ailleurs) s'écoule à l'extérieur et
avec la lèpre, la limite entre soi et l'autre marquée par la peau disparaît. Il
faut par conséquent un temps pour se "reconstruire" intérieurement et
se "séparer" à nouveau (être distinct de son environnement) et
retourner dans ses limites personnelles. Il serait utile de lire le très beau
livre de Delphine Horvilleur, En Tenue d'Eve (chez Grasset, 2013) qui
traite de ce sujet avec une grande finesse et beaucoup de justesse.
Pour elle, le phénomène commun à
la lèpre, la mort et les menstruations se situe au niveau de « la
décomposition des membranes. Telle peut être dans la pensée hébraïque la source
de l’impureté. Est impur un corps qui ne présente plus de séparation claire
entre son intérieur et son extérieur, entre son caché et son visible. »
p128…
Jésus
et les règles de pureté
La lecture la plus simple et la
plus inexacte montrerait un Christ ayant aboli des règles trop strictes pour
faire place à la seule vraie Loi de l'amour. Les récits évangéliques montrent
beaucoup de passages où les notions de pureté sont abordées avec une grande
subtilité, tels que Lc 8,1-3 qui montrent le groupe des disciples accompagné de
femmes seules, ce qui est problématique du point de vue de la pureté, à cause
du problème des menstruations par exemple. A la lecture de ce genre de passage,
on voit, non pas un Christ qui se désintéresse des règles de pureté, mais un
Christ que rien ne peut atteindre. Il ne se révèle victime d'aucune contagion
d'impureté rituelle. Il touche le lépreux qu'il guérit. Il laisse la prostituée
lui baiser les pieds. Pour les juifs pieux, c'est une folie par rapport à la
pureté rituelle; ce qui leur fera estimer que Ses pouvoirs viennent peut-être
des forces impures. Mais pour Jésus, il y a ici une proclamation messianique et
une proclamation de divino humanité: qui donc reste pur en toute circonstance?
Dieu Lui-même.
Jésus n'étant
pas venu pour abolir la Loi
(Mt 5,17) il faudra ainsi relire sous un angle plus exigeant la fameuse
controverse sur les interdits alimentaires dans Mc 7. Si Jésus avait vraiment
aboli les règles de la cacheroute, alors ses disciples n'auraient pas eu de
débat sur cette problématique par la suite (Paul et Pierre, tel que relaté
dans l’épître aux Galates par exemple) et les pharisiens n'auraient pas manqué
de l'accuser sur ce plan particulier. Alors que se passe-t-il exactement dans
Mc 7 vis à vis de la pureté? Comme dans beaucoup de controverses juives, Jésus
se montre très traditionaliste et opposé à toute innovation. Il n'adopte pas du
tout une attitude moderniste ainsi qu'on pourrait le croire et tel qu'on nous
l'enseigne si souvent.
Le débat est le suivant: les
pharisiens qu'il rencontre considèrent qu'une nourriture cachère (ce terme
signifie "apte à être consommée", "conforme aux règles
prescrites") ne peut être consommée sans une ablution supplémentaire de la
part de celui qui la consomme. Chose qui n'est pas demandée par la Torah, mais qui est une
innovation de certains pharisiens. Jésus affirme quant à lui que la nourriture
cachère est pure en tant que telle. Il n'est pas question ici de toutes les
nourritures. Il serait absurde de croire que le Christ ait jamais mangé une
nourriture non cachère. Il est sans faute, d'aucune sorte. Lorsque le Christ
déclare toutes les nourritures pures (Mc 7,19), il explique du point de vue
légal que les ablutions supplémentaires ne sont pas nécessaires: on ne rend pas
pur quelque chose de déjà pur. Le problème ne viendra pas de ce que vous
mangerez dit-il à ses disciples, puisque c'est déjà pur grâce aux lois de
pureté alimentaire. Concentrez vous plutôt sur l'impureté morale (le deuxième
axe expliqué plus haut). Car celle-ci est une impureté ô combien dangereuse.
C'est elle qui peut vous souiller
En enseignant de cette façon, il
est dans la droite ligne de la rhétorique biblique telle qu'on peut la lire
chez les prophètes: lorsque Dieu parle par la bouche d'Osée pour déclarer
préférer l'amour aux sacrifices, la connaissance de Dieu aux holocaustes, ce
n'est pas la fin des sacrifices et des holocaustes. C'est une hiérarchisation:
Dieu veut d'abord l'amour et ensuite les sacrifices. Il veut les deux. C'est la
même chose exactement pour le Christ: il veut que ses disciples juifs se
gardent de toute impureté morale, et qu'ensuite ils se préoccupent de
cacheroute. Mais il veut les deux.
Changer notre regard sur les règles de
pureté
Trop souvent
l'on est victime du marcionisme dans ce domaine. Marcion est cet
hérétique du deuxième siècle qui voulait une coupure radicale entre l'AT et le
NT. Il a été vigoureusement combattu par les Pères (et condamné à Rome en 144). Le Dieu de l'AT et du NT est le même et unique Dieu.
Lire l'AT et ses règles de pureté comme des dispositions tribales archaïques
plutôt que comme une organisation divinement inspirée sera qu'on le veuille ou
non, une autre forme de marcionisme. Il faudra essayer d'en comprendre le sens
et la beauté profonde car ces règles viennent de Dieu, et le Christ les a
observées scrupuleusement sans jamais s'en écarter. Cette compréhension ne
pourra se faire sans prière et sans étude.
Laurent Kloeble et
Mireille Cohen.