QUELQUES REMARQUES SUR L’HYMNOGRAPHIE
DE LA SEMAINE SAINTE
POINT DE VUE
Olga Laham
Bulletin de la Crypte, Avril 2012
p.12-13
Les événements de la Passion du Christ, que l’on commémore du Jeudi au
Samedi saint, sont évoqués et commentés à travers une hymnographie riche et
poétique contenue dans le Triode. Si cette hymnographie nous porte à participer
spirituellement au moment essentiel, dans l’œuvre de salut de Dieu pour
l’homme, qu’est la mort librement consentie du Christ, certains textes entendus
à l’église durant les nombreuses célébrations qui ponctuent les jours saints
peuvent susciter notre étonnement, voire choquer.
Prenons l’une des hymnes du lucernaire des vêpres du Jeudi saint :
« Judas est vraiment de cette engeance de vipères, de ceux qui mangèrent
la manne dans le désert et murmurèrent contre Celui qui les nourrissait. La
nourriture était encore dans leur bouche, et les ingrats parlaient contre Dieu.
Et lui l'impie portait à sa bouche le pain céleste et se préparait à trahir le
Sauveur. Ô la pensée insatiable et l'audace inhumaine ! Il vendait Celui qui le
nourrissait. Il livrait à la mort le Maître qu'il embrassait. L'inique était
bien leur fils. Il hérita avec eux de la perdition. Délivre nos âmes d'une
telle inhumanité, Seigneur incomparable en ta patience. »
Deux thèmes, particulièrement récurrents dans l’hymnographie du Jeudi au
Samedi saint, sont ici entremêlés : celui de la trahison de Judas, celui de
l’ingratitude des Juifs envers le Christ. Si ces deux aspects comportent une
origine évangélique incontestable, la manière dont ils sont déclinés dans nos
chants n’est pas sans être problématique pour un auditeur d’aujourd’hui.
Tout d’abord Judas est constamment désigné comme « l’inique », « le
félon », « l’impie », « l’homme avide »…, la charge à son encontre
culminant dans cette hymne citée où il est clairement décidé qu’il « hérita de
la perdition ». À l’heure où le Christ montre le chemin de l’amour véritable
en se faisant Serviteur de tous, lavant les pieds de ses disciples, et en
pardonnant au moment de mourir à ceux qui L’ont mis en croix, les chants
entendus à l’église nous portent davantage vers un esprit de jugement, de
condamnation, de haine envers les responsables historiques de sa mort. Le
trait a certes une dimension pédagogique, que l’on peut également observer dans
l’hymne ci-dessus : « Délivre nos âmes d’une telle inhumanité, Seigneur ». La
plupart des allusions à l’avarice de Judas comportent une mise en garde qui
concerne chacun :
« Détourne toi, ô mon âme, de l’avarice »… Cependant, cette visée
pédagogique peut-elle justifier la violence de la charge, qui va jusqu’à
promettre l’enfer au traître là où le Christ propose le salut à tous et où
l’Église affirme que le Jugement final ne peut être ni anticipé ni commenté pour
personne car il relève de la décision de Dieu seul ? N’est-ce pas là un
contresens pur et simple du message évangélique ?
La question est plus brûlante encore
concernant le traitement réservé aux Juifs. L’hymnographie dans son ensemble a
tendance à assimiler les personnes responsables de la crucifixion historique de
Jésus avec le peuple hébreu tout entier. (« Ceux qu’Il a nourris dans le désert
en leur donnant la manne à satiété Lui ont offert le vinaigre et le fiel »
entend-t-on par exemple dans l’une des stances des matines du samedi saint.)
Ceci rejoint un problème plus vaste, celui de l’antijudaïsme de certains textes
théologiques et liturgiques qui peut s’expliquer par leur
contexte de rédaction, à une époque où l’Église avait besoin de
s’affirmer de façon claire face à la synagogue. À notre époque, cet
antijudaïsme résonnant sous les voûtes de nos églises est difficilement
recevable et ne peut laisser indifférent.
Toute l’interprétation hymnographique des
événements de la Passion du Christ est pourtant fondée sur cette condamnation
du peuple juif dans son ensemble, tandis que Jésus face à ses bourreaux –
prêtres juifs comme soldats romains – ne profère pas une parole – sinon celles de pardon – et se laisse
bafouer, insulter, torturer, par amour pour tous les hommes.
C’est là une question plus large que celle
de la traduction, qui est l’affaire de spécialistes compétents, mais qui ne
peuvent prendre seuls la décision de refondre en profondeur une tradition
hymnographique si établie. En Église, par le dialogue entre les fidèles, il
s’agit de trouver une manière de faire évoluer ces textes qui portent la prière
de tous pour les rendre plus conformes à l’essence même du message évangélique1.
Tâche laborieuse, cependant portée par l’inspiration de l’Esprit Saint si elle
est menée de façon authentique et conciliaire, en vue de rendre le trésor
liturgique dont nous avons hérité parlant pour notre temps, sans l’appauvrir,
mais au contraire en y apportant la richesse d’un dialogue ecclésial sur la
question.
Olga Laham
NOTE
1.
Certains conciles ont bien interdit des représentations iconographiques - telle
celle de Dieu le Père - contraires à la Tradition, mais que l’usage avait
cependant répandu. Il pourrait en être de même concernant l’hymnographie.