lundi 16 mars 2015

Remarques sur l'hymnographie de la Semaine Sainte - Olga Laham



QUELQUES REMARQUES SUR L’HYMNOGRAPHIE
DE LA SEMAINE SAINTE
POINT DE VUE
Olga Laham
Bulletin de la Crypte, Avril 2012
p.12-13

Les événements de la Passion du Christ, que l’on commémore du Jeudi au Samedi saint, sont évoqués et commentés à travers une hymnographie riche et poétique contenue dans le Triode. Si cette hymnographie nous porte à participer spirituellement au moment essentiel, dans l’œuvre de salut de Dieu pour l’homme, qu’est la mort librement consentie du Christ, certains textes entendus à l’église durant les nombreuses célébrations qui ponctuent les jours saints peuvent susciter notre étonnement, voire choquer.
Prenons l’une des hymnes du lucernaire des vêpres du Jeudi saint :
« Judas est vraiment de cette engeance de vipères, de ceux qui mangèrent la manne dans le désert et murmurèrent contre Celui qui les nourrissait. La nourriture était encore dans leur bouche, et les ingrats parlaient contre Dieu. Et lui l'impie portait à sa bouche le pain céleste et se préparait à trahir le Sauveur. Ô la pensée insatiable et l'audace inhumaine ! Il vendait Celui qui le nourrissait. Il livrait à la mort le Maître qu'il embrassait. L'inique était bien leur fils. Il hérita avec eux de la perdition. Délivre nos âmes d'une telle inhumanité, Seigneur incomparable en ta patience. »

Deux thèmes, particulièrement récurrents dans l’hymnographie du Jeudi au Samedi saint, sont ici entremêlés : celui de la trahison de Judas, celui de l’ingratitude des Juifs envers le Christ. Si ces deux aspects comportent une origine évangélique incontestable, la manière dont ils sont déclinés dans nos chants n’est pas sans être problématique pour un auditeur d’aujourd’hui.
Tout d’abord Judas est constamment désigné comme « l’inique », « le félon », « l’impie », « l’homme avide »…, la charge à son encontre culminant dans cette hymne citée où il est clairement décidé qu’il « hérita de la perdition ». À l’heure où le Christ montre le chemin de l’amour véritable en se faisant Serviteur de tous, lavant les pieds de ses disciples, et en pardonnant au moment de mourir à ceux qui L’ont mis en croix, les chants entendus à l’église nous portent davantage vers un esprit de jugement, de condamnation, de haine envers les responsables historiques de sa mort. Le trait a certes une dimension pédagogique, que l’on peut également observer dans l’hymne ci-dessus : « Délivre nos âmes d’une telle inhumanité, Seigneur ». La plupart des allusions à l’avarice de Judas comportent une mise en garde qui concerne chacun :
« Détourne toi, ô mon âme, de l’avarice »… Cependant, cette visée pédagogique peut-elle justifier la violence de la charge, qui va jusqu’à promettre l’enfer au traître là où le Christ propose le salut à tous et où l’Église affirme que le Jugement final ne peut être ni anticipé ni commenté pour personne car il relève de la décision de Dieu seul ? N’est-ce pas là un contresens pur et simple du message évangélique ?
La question est plus brûlante encore concernant le traitement réservé aux Juifs. L’hymnographie dans son ensemble a tendance à assimiler les personnes responsables de la crucifixion historique de Jésus avec le peuple hébreu tout entier. (« Ceux qu’Il a nourris dans le désert en leur donnant la manne à satiété Lui ont offert le vinaigre et le fiel » entend-t-on par exemple dans l’une des stances des matines du samedi saint.) Ceci rejoint un problème plus vaste, celui de l’antijudaïsme de certains textes théologiques et liturgiques qui peut s’expliquer par leur
contexte de rédaction, à une époque où l’Église avait besoin de s’affirmer de façon claire face à la synagogue. À notre époque, cet antijudaïsme résonnant sous les voûtes de nos églises est difficilement recevable et ne peut laisser indifférent.
Toute l’interprétation hymnographique des événements de la Passion du Christ est pourtant fondée sur cette condamnation du peuple juif dans son ensemble, tandis que Jésus face à ses bourreaux – prêtres juifs comme soldats romains – ne profère pas une parole – sinon celles de pardon – et se laisse bafouer, insulter, torturer, par amour pour tous les hommes.
C’est là une question plus large que celle de la traduction, qui est l’affaire de spécialistes compétents, mais qui ne peuvent prendre seuls la décision de refondre en profondeur une tradition hymnographique si établie. En Église, par le dialogue entre les fidèles, il s’agit de trouver une manière de faire évoluer ces textes qui portent la prière de tous pour les rendre plus conformes à l’essence même du message évangélique1. Tâche laborieuse, cependant portée par l’inspiration de l’Esprit Saint si elle est menée de façon authentique et conciliaire, en vue de rendre le trésor liturgique dont nous avons hérité parlant pour notre temps, sans l’appauvrir, mais au contraire en y apportant la richesse d’un dialogue ecclésial sur la question.
Olga Laham

NOTE
1. Certains conciles ont bien interdit des représentations iconographiques - telle celle de Dieu le Père - contraires à la Tradition, mais que l’usage avait cependant répandu. Il pourrait en être de même concernant l’hymnographie.







Juifs et Chrétiens : Connaissance mutuelle - Mgr Emmanuel, Métropolite, président de l'AEOF




« Juifs et Chrétiens : Connaissance mutuelle & Enjeux d’une réflexion commune pour notre société »

Contribution
Le Métropolite Emmanuel, de France
Collège des Bernardins (Paris), 18 janvier 2015

Monsieur le Grand Rabbin de France, Monsieur Haïm Korsia,
Monsieur le Pasteur François Clavairoly,
Excellence, cher Monseigneur Jérôme Beau,
Monsieur le Président du B’nai B’rith France, Monsieur Serge Dahan,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

Je souhaiterais commencer mon modeste propos par l’évocation d’un épisode que vous connaissez tous parfaitement, à savoir l’apparition de Mamré. Il court sur tout le chapitre 18 du livre de la Genèse. Abraham y accueille alors trois « hommes » auxquels il s’adresse dans un singulier de majesté. Comme pour une supplication, il s’adresse à eux en disant « Seigneur ». Il ne me revient pas de détailler cette lecture biblique commune à nos deux traditions religieuses. En revanche, je souhaiterais m’arrêter sur ce verset central dans la vie de nos communautés : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit ; ainsi le Seigneur réalisera pour Abraham ce qu’il a prédit de lui. » (Gn 18, 19)

« La justice et le droit » sont très certainement l’engagement le plus essentiel dont judaïsme et christianisme orthodoxe doivent aujourd’hui faire la promotion. Il s’agit d’un héritage spirituel qui a traversé les siècles. Pour autant, il ne peut être notre seul apanage. La protection de la justice et du droit est constitutive de toute expérience proprement religieuse dès lors qu’elle s’inscrit dans l’ouverture à l’autre, dans la volonté de dialoguer, dans la lutte contre toute forme de haine au profit de la glorification d’un Dieu juste par l’amour. Aussi, ne pourrons-nous être fils et filles d’Abraham, du moins pour ceux qui s’en prévalent, que lorsque nous aurons à cœur de vivre pour la justice dans le respect du droit.

A l’heure où la France panse les plaies des dernières attaques terroristes, à l’heure où la haine au triple visage – négation de la liberté d’expression, opposition à l’autorité de l’Etat et antisémitisme par la main d’effroyables meurtriers – il nous revient à nous, responsables religieux de savoir poser un regard clair sur la nature des relations interreligieuses. J’ouvre ici une parenthèse en souhaitant présenter une nouvelle fois mes plus sincères condoléances à l’ensemble de la communauté juive de France. Comme j’ai d’ailleurs pu l’écrire au Grand Rabbin de France, Monsieur Haïm Korsia, les terribles événements qui ont ensanglanté à nouveau la communauté juive ne doivent pas avoir pour effet d’accroitre le départ de ses membres. Les juifs de France de par leur vécu, de par le ferment culturel qu’ils représentent, de par leur intelligence historique dont ils sont porteurs, sont indispensables à la civilisation démocratique qui s’est forgée dans le temps long de notre passé commun. La démocratie, pour ne pas dire la République, ne peut se penser sans un judaïsme contribuant à la diversité du paysage religieux français.

J’ai donc l’honneur aujourd’hui de présenter quelques réflexions à propos du rapport entre judaïsme et orthodoxie. Deux mille ans d’histoire ne peuvent aisément faire l’objet d’une présentation de cinq minutes. Pour autant, j’aimerais souligner que notre tradition religieuse, au regard de son histoire propre, a toujours été amenée à coexister avec le judaïsme, tout d’abord dans un débat théologique particulièrement intense comme entre saint Justin le Philosophe (2e siècle de notre ère) dans son dialogue avec Tryphon. L’autonomisation du christianisme à l’égard du judaïsme à l’heure des premières communautés chrétiennes, ne se fait pas sans douleur, telle une maïeutique indispensable permettant de délimiter les frontières spécifiques entre ces deux traditions religieuses.

Mais au-delà des controverses théologiques, pour le coup souvent caricaturales, il convient d’insister sur le fait que judaïsme et orthodoxie sont tous deux des religions d’Orient. Dans sa liturgie même, l’Eglise orthodoxe a conservé des éléments que les savants font remonter jusqu’aux cultes pratiqués dans le judaïsme. Il s’agit avant tout d’une inspiration commune selon laquelle tout doit être offert à Dieu dans un mouvement d’action de grâce, lui présentant ce qui nous fut donné gratuitement. Ce paradoxe est fondateur d’une interprétation commune sur la fin des temps. On parle alors d’une eschatologie convergente entre nos deux religions sur laquelle a si bien travaillé le prêtre orthodoxe Lev Gillet dans un ouvrage publié en 1941, en Angleterre – ce fait n’est pas innocent au vu des luttes dans lesquelles le monde était engagé – intitulé Communion dans le Messie, études sur le rapport entre le judaïsme et le christianisme.

A la même époque, il est indispensable de parler de cette figure lumineuse, contemporaine du Père Lev, celle d’Élisabeth Iourievna Pilenko (1891-1945), connue aussi sous le nom de Mère Marie Skobtsov. Cette dernière, immigrée russe en France depuis 1941, fut l’une des personnalités les plus engagées de son temps. Membre d’une intelligentsia bouillonnante, elle était aussi une femme d’engagement et d’action, dont la foi l’a portée jusqu’au sacrifice ultime. En effet, arrêtée par la Gestapo en 1943, elle meurt à Ravensbrück en 1945 après avoir pris la place d’une jeune femme juive destinée à la chambre à gaz. En la canonisant en 2004 comme martyre, le Patriarcat œcuménique de Constantinople a non seulement reconnu le courage et la force de cette femme, mais il a parfaitement signifié le regard compassionnel de notre tradition religieuse sur le drame historique de la Shoah. Devant l’horreur de la mort, dans laquelle s’accomplit selon notre théologie le mystère salutaire du Christ, il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme, mais qu’une humanité universelle forgée dans le mystère de la souffrance. Ce sacrifice pour la justice et le droit fait écho aujourd’hui aux victimes des attentats perpétrés il y a une dizaine de jours.

En outre, je suis personnellement engagé depuis de nombreuses années, dans le cadre de la mission du Patriarcat œcuménique de Constantinople, en faveur de la promotion du dialogue avec le judaïsme. Il me revient donc assez souvent, pour ne pas dire trop souvent, de rappeler à notre monde orthodoxe l’indispensable lien qui nous unit au judaïsme. Dette historique, dette spirituelle, dont certains de nos textes liturgiques ne rendent pas parfaitement compte. Car, en jouant sur le contraste paulinien des deux lois, certains « théologiens » orthodoxes développent des représentations pouvant nourrir l’antisémitisme d’aucuns. Ce fait existe. Il ne peut être passé sous silence. En revanche, l’Eglise orthodoxe ne peut pas non plus se résumer à ces prises de positions personnelles n’engageant que leurs auteurs, fussent-ils évêques.

Mais il ne doit pas non plus éclipser le fait que depuis 1977 l’Eglise orthodoxe et le judaïsme se retrouvent régulièrement au cours de rencontres internationales marquant la volonté de rapprochement et d’une meilleure compréhension mutuelle. Consciente de sa continuité avec l’Ancien Israël, l’Eglise orthodoxe appelle à une fidélité à leurs racines communes, ainsi qu’à l’ouverture nécessaire pour l’approfondissement du dialogue indispensable à la vie de nos communautés, tout comme à la protection de la liberté religieuse.

Mesdames et Messieurs,

Le judaïsme et l’orthodoxie ont tissé à travers les siècles d’intimes échanges qui aujourd’hui nourrissent, a fortiori dans le contexte de la France, l’excellence de leurs fraternelles relations. Au croisement de nos deux religions, l’art constitue une porte d’accès pouvant mêler, sans confondre, des inspirations différentes qui disent la vitalité créatrice du croire. Marc Chagall est à ce croisement comme l’interprète par excellence du judaïsme et de l’orthodoxie russe. Vous vous souvenez certainement de cette magnifique représentation de l’hospitalité d’Abraham qui, dans une déclinaison majestueuse de rouges, reprend littéralement la tradition des icônes par la mise en œuvre d’une perspective inversée, incluant le spectateur à l’intérieur de la scène. L’originalité de cette œuvre réside dans le fait que les trois anges nous apparaissent de dos et non de face comme dans les représentations d’un Andreï Roublev par exemple. Comme si le peintre tenait à nous mettre dans la perspective de cette « voie du Seigneur » à laquelle nous faisons face afin d’y cheminer par la pratique de la justice et le respect du droit.

Aussi, finirai-je cette modeste intervention en laissant à votre méditation ces mots de Charles Péguy : « Une seule injustice, un seul crime, (…) une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l'honneur, à déshonorer tout un peuple. »

Merci de votre attention !