« Juifs et Chrétiens : Connaissance mutuelle & Enjeux d’une
réflexion commune pour notre société »
Contribution
Le Métropolite Emmanuel, de France
Collège des Bernardins (Paris), 18 janvier 2015
Monsieur le
Grand Rabbin de France, Monsieur Haïm Korsia,
Monsieur le
Pasteur François Clavairoly,
Excellence,
cher Monseigneur Jérôme Beau,
Monsieur le
Président du B’nai B’rith France, Monsieur Serge Dahan,
Mesdames et
Messieurs,
Chers amis,
Je
souhaiterais commencer mon modeste propos par l’évocation d’un épisode que vous
connaissez tous parfaitement, à savoir l’apparition de Mamré. Il court sur tout
le chapitre 18 du livre de la Genèse.
Abraham y accueille alors trois « hommes » auxquels il s’adresse dans
un singulier de majesté. Comme pour une supplication, il s’adresse à eux en
disant « Seigneur ». Il ne me revient pas de détailler cette lecture
biblique commune à nos deux traditions religieuses. En revanche, je
souhaiterais m’arrêter sur ce verset central dans la vie de nos
communautés : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante
en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j’ai voulu le
connaître afin qu’il prescrive à ses fils et sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en
pratiquant la justice et le droit ; ainsi le Seigneur réalisera pour
Abraham ce qu’il a prédit de lui. » (Gn 18, 19)
« La
justice et le droit » sont très certainement l’engagement le plus
essentiel dont judaïsme et christianisme orthodoxe doivent aujourd’hui faire la
promotion. Il s’agit d’un héritage spirituel qui a traversé les siècles. Pour
autant, il ne peut être notre seul apanage. La protection de la justice et du
droit est constitutive de toute expérience proprement religieuse dès lors
qu’elle s’inscrit dans l’ouverture à l’autre, dans la volonté de dialoguer,
dans la lutte contre toute forme de haine au profit de la glorification d’un
Dieu juste par l’amour. Aussi, ne pourrons-nous être fils et filles d’Abraham,
du moins pour ceux qui s’en prévalent, que lorsque nous aurons à cœur de vivre
pour la justice dans le respect du droit.
A
l’heure où la France panse les plaies des dernières attaques terroristes, à
l’heure où la haine au triple visage – négation de la liberté
d’expression, opposition à l’autorité de l’Etat et antisémitisme par la main
d’effroyables meurtriers – il nous revient à nous, responsables religieux de
savoir poser un regard clair sur la nature des relations interreligieuses.
J’ouvre ici une parenthèse en souhaitant présenter une nouvelle fois mes plus
sincères condoléances à l’ensemble de la communauté juive de France. Comme j’ai
d’ailleurs pu l’écrire au Grand Rabbin de France, Monsieur Haïm Korsia, les
terribles événements qui ont ensanglanté à nouveau la communauté juive ne
doivent pas avoir pour effet d’accroitre le départ de ses membres. Les juifs de
France de par leur vécu, de par le ferment culturel qu’ils représentent, de par
leur intelligence historique dont ils sont porteurs, sont indispensables à la
civilisation démocratique qui s’est forgée dans le temps long de notre passé
commun. La démocratie, pour ne pas dire la République, ne peut se penser sans
un judaïsme contribuant à la diversité du paysage religieux français.
J’ai
donc l’honneur aujourd’hui de présenter quelques réflexions à propos du rapport
entre judaïsme et orthodoxie. Deux mille ans d’histoire ne peuvent aisément
faire l’objet d’une présentation de cinq minutes. Pour autant, j’aimerais
souligner que notre tradition religieuse, au regard de son histoire propre, a
toujours été amenée à coexister avec le judaïsme, tout d’abord dans un débat
théologique particulièrement intense comme entre saint Justin le Philosophe (2e
siècle de notre ère) dans son dialogue avec Tryphon. L’autonomisation du
christianisme à l’égard du judaïsme à l’heure des premières communautés chrétiennes,
ne se fait pas sans douleur, telle une maïeutique indispensable permettant de
délimiter les frontières spécifiques entre ces deux traditions religieuses.
Mais
au-delà des controverses théologiques, pour le coup souvent caricaturales, il
convient d’insister sur le fait que judaïsme et orthodoxie sont tous deux des
religions d’Orient. Dans sa liturgie même, l’Eglise orthodoxe a conservé des
éléments que les savants font remonter jusqu’aux cultes pratiqués dans le
judaïsme. Il s’agit avant tout d’une inspiration commune selon laquelle tout
doit être offert à Dieu dans un mouvement d’action de grâce, lui présentant ce
qui nous fut donné gratuitement. Ce paradoxe est fondateur d’une interprétation
commune sur la fin des temps. On parle alors d’une eschatologie convergente
entre nos deux religions sur laquelle a si bien travaillé le prêtre orthodoxe
Lev Gillet dans un ouvrage publié en 1941, en Angleterre – ce fait n’est pas
innocent au vu des luttes dans lesquelles le monde était engagé – intitulé Communion dans le Messie, études sur le
rapport entre le judaïsme et le christianisme.
A
la même époque, il est indispensable de parler de cette figure lumineuse,
contemporaine du Père Lev, celle d’Élisabeth
Iourievna Pilenko (1891-1945), connue aussi sous le nom de Mère Marie
Skobtsov. Cette dernière, immigrée russe en France depuis 1941, fut l’une des
personnalités les plus engagées de son temps. Membre d’une intelligentsia bouillonnante, elle était aussi une femme
d’engagement et d’action, dont la foi l’a portée jusqu’au sacrifice ultime. En
effet, arrêtée par la Gestapo en 1943, elle meurt à Ravensbrück en 1945 après
avoir pris la place d’une jeune femme juive destinée à la chambre à gaz. En la
canonisant en 2004 comme martyre, le Patriarcat œcuménique de Constantinople a
non seulement reconnu le courage et la force de cette femme, mais il a
parfaitement signifié le regard compassionnel de notre tradition religieuse sur
le drame historique de la Shoah. Devant l’horreur de la mort, dans laquelle
s’accomplit selon notre théologie le mystère salutaire du Christ, il n’y a plus
ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme, mais
qu’une humanité universelle forgée dans le mystère de la souffrance. Ce
sacrifice pour la justice et le droit fait écho aujourd’hui aux victimes des
attentats perpétrés il y a une dizaine de jours.
En
outre, je suis personnellement engagé depuis de nombreuses années, dans le
cadre de la mission du Patriarcat œcuménique de Constantinople, en faveur de la
promotion du dialogue avec le judaïsme. Il me revient donc assez souvent, pour
ne pas dire trop souvent, de rappeler à notre monde orthodoxe l’indispensable
lien qui nous unit au judaïsme. Dette historique, dette spirituelle, dont
certains de nos textes liturgiques ne rendent pas parfaitement compte. Car, en
jouant sur le contraste paulinien des deux lois, certains
« théologiens » orthodoxes développent des représentations pouvant
nourrir l’antisémitisme d’aucuns. Ce fait existe. Il ne peut être passé sous
silence. En revanche, l’Eglise orthodoxe ne peut pas non plus se résumer à ces
prises de positions personnelles n’engageant que leurs auteurs, fussent-ils
évêques.
Mais
il ne doit pas non plus éclipser le fait que depuis 1977 l’Eglise orthodoxe et
le judaïsme se retrouvent régulièrement au cours de rencontres internationales
marquant la volonté de rapprochement et d’une meilleure compréhension mutuelle.
Consciente de sa continuité avec l’Ancien Israël, l’Eglise orthodoxe appelle à
une fidélité à leurs racines communes, ainsi qu’à l’ouverture nécessaire pour
l’approfondissement du dialogue indispensable à la vie de nos communautés, tout
comme à la protection de la liberté religieuse.
Mesdames et
Messieurs,
Le
judaïsme et l’orthodoxie ont tissé à travers les siècles d’intimes échanges qui
aujourd’hui nourrissent, a fortiori
dans le contexte de la France, l’excellence de leurs fraternelles relations. Au
croisement de nos deux religions, l’art constitue une porte d’accès pouvant
mêler, sans confondre, des inspirations différentes qui disent la vitalité
créatrice du croire. Marc Chagall est à ce croisement comme l’interprète par
excellence du judaïsme et de l’orthodoxie russe. Vous vous souvenez
certainement de cette magnifique représentation de l’hospitalité d’Abraham qui,
dans une déclinaison majestueuse de rouges, reprend littéralement la tradition
des icônes par la mise en œuvre d’une perspective inversée, incluant le
spectateur à l’intérieur de la scène. L’originalité de cette œuvre réside dans
le fait que les trois anges nous apparaissent de dos et non de face comme dans
les représentations d’un Andreï Roublev par exemple. Comme si le peintre tenait
à nous mettre dans la perspective de cette « voie du Seigneur » à
laquelle nous faisons face afin d’y cheminer par la pratique de la justice et
le respect du droit.
Aussi,
finirai-je cette modeste intervention en laissant à votre méditation ces mots
de Charles Péguy : « Une seule injustice, un seul crime, (…) une
seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout
si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée,
un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat
social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l'honneur, à
déshonorer tout un peuple. »
Merci
de votre attention !