samedi 22 octobre 2011

Méliton de Sardes : La typologie du détriment



 
  Ce texte est un de mes devoirs écrits de théologie de l'institut Saint-Serge, en exégèse patristique, qui fut corrigé par le Père Jean Breck. Il intéresse ce dialogue, car il est le premier à théoriser le concept de déicide, utilise un procédé structurel de l'exégèse chrétienne : la typologie, et enfin n'est pas recevable du point de vue orthodoxe, car basé sur un Évangile non canonique.


la typologie dans « l'homélie sur la Pâques »
de Méliton de Sardes
La typologie du détriment


Introduction

Après une courte présentation de l'auteur et du texte, je présenterai le principe de lecture typologique et expliquerai en quoi il est adapté à la tradition chrétienne. Je comparerai ensuite les typologies réalisées par Meliton et celles décrites par saint Paul dans ses épitres. J'essaierai de montrer la dimension substitutive de la typologie de cette homélie, ainsi que sa contradiction avec les écritures du canon biblique, ceci avant de conclure sur les rapports entre la typologie et le dogme.


L'auteur et le texte

Méliton de Sardes est peu connu en comparaison des autres apologètes chrétiens qu'a connu l'antiquité. Il est cité en exemple par Polycrate d'Éphèse, dans une lettre au Pape Victor, concernant la controverse sur la date de la Pâques, qu'on connaît bien en occident par la lettre de saint Irénée de Lyon sur cette différence d'usage. Il apparaît également chez Eusèbe de Césarée dans son histoire ecclésiastique, uni à Irénée chez ceux qui « qui ont proclamé que le Christ est Dieu et homme ». Il est décrié par Tertullien dans sa période montaniste. Il est surtout connu pour son Homélie sur la Pâques ainsi qu'une apologie du christianisme adressée à l'empereur Marc Aurèle. Les spécialistes reconnaissent pratiquement tous l'authenticité de l'écrit et l'attribuent à Méliton. (1)

Evèque de Sardes (partie occidentale de la Turquie actuelle), il a vécu dans la deuxième moitié du deuxième siècle après Jésus-Christ. Le texte est relativement court, et embrasse parfaitement le style homilétique. Le ton se veut grandiose, et l'on imagine aisément avec un bon orateur, l'effet qu'elle peut produire sur son auditoire. Elle use en abondance de la pensée et la lecture chrétienne nommée typologie, pensée et lecture quasi-normative à l'époque de Méliton.


La typologie

A partir du moment où le Christ accomplit les promesses de l'AT, il devient légitime de scruter les écritures pour y découvrir Sa trace, à la lumière de ce qu'Il nous a dit. La typologie est un moyen incontournable, hérité de la tradition juive qui permet de relier deux évènements ou personnages d'une façon particulière. Dans l'AT déjà on trouve ce genre de relations. Par exemple, la traversée de la mer rouge (Ex 14-15) et la traversée du Jourdain (Jos 3:3-17) exprimés de façon semblables et récapitulés dans le psaume 113:3-5. Le NT introduit la dimension christologique du principe entre les deux évènements : on dit que le premier est la figure et le second la réalisation. La typologie va même gagner une dimension trinitaire : la figure dans l'AT qui annonce une réalité future (généralement le Christ ou l'Église, ou quoi que ce soit lié au Christ), la réalisation dans les Évangiles qui montre le l'accomplissement de la figure, et l'accomplissement final dans sa dimension eschatologique, sotériologique montrant le Christ dans sa manifestation future, dans sa pleine vérité. C'est l'Épitre aux Hébreux qui articule pour les chrétiens cette typologie en trois strates, selon cette citation centrale dans l'exégèse de saint Cyrille d'Alexandrie, dans He 13:8 « Jésus Christ est le même, hier et aujourd'hui; il le sera pour l'éternité ».


La typologie de Méliton

Le texte présente plusieurs typologies évidentes. «regarde vers Abel pareillement tué, vers Joseph pareillement vendu, vers Moïse pareillement exposé, vers David pareillement persécuté, vers les prophètes pareillement souffrant à cause du Christ. » (2). Ce qui est étonnant avec Méliton c'est qu'il donne pratiquement la définition de la typologie par deux fois « En effet ancien et nouveau est le mystère du Seigneur : ancien selon la préfiguration, nouveau selon la grâce. Mais si tu regardes vers cette préfiguration, tu verras le vrai à travers sa réalisation » (3) et « ce qui a été dit et ce qui s'est passé n'est rien, biens-aimés, s'il est séparé de sa signification symbolique et du plan tracé d'avance. Tout ce qui arrive et tout ce qui se dit participe du symbole – la parole de la signification symbolique; l'évènement de la préfiguration » (4). Là où la typologie de Méliton prend un tour particulier, c'est lorsqu'il énonce « Mais lorsque a été réalisé ce à quoi (était) destiné la figure, alors ce qui jadis portait l'image du futur est détruit, étant devenu inutile, parce qu'il a cédé son image à ce qui existe vraiment ». La typologie de Méliton est une typologie de remplacement, de substitution. L'approche typologique substitutive de Méliton a une vertu et un défaut. Sa vertu est d'être antimarcioniste. Il agrège les deux testaments. On peut imaginer, que comme Irénée de Lyon, Méliton a été confronté à des groupes chrétiens tentés de séparer radicalement les deux écritures, incapables de saisir leur unité. En cela Méliton est dans la tradition de l'Église. Le défaut de sa typologie, est de tomber exactement ce dans quoi il ne voulait pas tomber : car se détourner de la tradition juive, réalité concrète de l'AT, c'est prendre le risque de perdre la clé d'une partie des écritures. Et donc au final de réaliser un marcionisme qu'il voulait visiblement sincèrement éviter. Car si la typologie classique permet de comprendre du point de vue chrétien certains passages obscurs de l'AT, se couper de la tradition juive, avec le mépris affiché dans cette homélie, est à coup sûr, perdre partiellement ou en totalité ce qui a été dit par Paul, pharisien de la tribu de Benjamin, enseigné par Gamaliel, et ne plus comprendre véritablement ce qui est décrit dans les Évangiles. Il y a également hélas une première distanciation avec ce qui est demandé par Dieu dans son Écriture, précepte évangélique qui doit animer l'Église : « ne faîtes rien par rivalité, rien par gloriole, mais avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous » (phi 2:3)

La typologie Paulinienne

Saint Paul justement, utilise le procédé typologique, mais n'utilise pas cette technique herméneutique pour anéantir ce qui a précédé. Il explique à la lumière de la révélation, les évènements antérieurs de l'histoire d'Israël. Lorsqu'il explique aux lecteurs chrétiens, d'origine juive ou païenne, que le rocher qui étancha la soif des hébreux dans le désert était le Christ (I Co 10:4), il réalise une typologie, mais bien différente de celle de Méliton. La nuée et la traversée de la mer, furent le baptême explique-t-il dans le même passage (I Co 10:1-2). Le seul moment où Paul peut sembler tomber dans la typologie substitutive concerne les règles alimentaires, c'est à dire ce que les rabbins de l'époque avaient classés comme mitsvots irrationnelles, et donc des mitsvots qui ne concernent pas absolument le salut de la personne, mais simplement son travail ascétique, qui peut être réalisé de façon différente. Il écrit : « Tout cela n'est que l'ombre de ce qui devait venir, mais la réalité relève du Christ» (Col 2:17). La typologie est consubstantielle au christianisme. Les Évangiles eux-mêmes nous révèlent qu'il est nécessaire d'y recourir pour comprendre les saintes Écritures : « et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Lc 24:27). Pas étonnant de retrouver ceci dans l'Évangile de saint Luc, qu'on peut considérer comme le scribe de saint Paul.


L'ultime typologie : la substitution

Méliton réalise des typologies très brèves, sur une phrase, une ligne. Il insiste beaucoup par exemple sur la typologie avec l'agneau. « tel un mouton il fut emmené pour être immolé » (5). Cette typologie a connu un tel succès dans l'iconographie, que le concile in trullo a du interdire la représentation du Christ sous une forme animale. Mais il réalise une typologie substitutive beaucoup plus longue, sur pratiquement toute une moitié de son homélie : les juifs sont typologie de l'Église. Et comme chez Méliton la figure disparaît dans la réalisation, nous aboutissons tout naturellement à la substitution de l'Israël de la chair (vu comme ancien, voué à la disparition) par l'Église (vue comme le nouvel Israël, terme pourtant absent de l'ensemble du NT). Problème épineux s'il en est, car cette théologie de la substitution fait certes partie de la Tradition de l'Église, mais doit être recontextualisée, en replaçant les Pères dans leur histoire, leur sociologie, leur besoin d'émancipation de la matrice synagogale, leurs difficultés face à l'empire romain, etc. Néanmoins la fidélité aux Écritures, au message Évangélique ne peut qu'emmener le chrétien sincère dans cette voie : c'est rappeler l'imprescriptible unité des deux testaments, la singularité du peuple juif dans le plan divin du salut de l'Homme. Là où la tradition de l'Église devient normative, c'est lorsque l'on aborde les actes des conciles œcuméniques. Il est impossible de les remettre en cause, sans remettre en cause l'inspiration pneumatologique des conciles. Ce serait considérer que l'Esprit n'anime pas l'Église. Il est néanmoins permis de considérer que les excès de cette vision typologique ont conduit les Pères du premier concile de Nicée en 325 à parler des juifs, en termes très durs, mais pas pour remplacer ou substituer. Le concile dit en effet à propos de la date de Pâques : « Il serait indigne que nous nous conformions en ce qui concerne cette fête sacrée à la coutume des Juifs qui ont souillé leurs mains par les crimes des plus atroces et sont demeurés des aveugles spirituels. Nous ne voulons plus rien avoir de commun avec le peuple juif. ». Cette séparation est dure en ses termes, mais elle a le mérite de ne pas vouloir remplacer. Elle marque bien sa différence.

Une typologie du détriment

En quoi, chez Meliton, la substitution des juifs par les chrétiens est-elle typologique ? Elle l'est car dans son long développement il déclare que les juifs sont coupables de la mort du Christ, que ce crime est le plus inouï qui soit, que les païens se sont mieux comportés que les juifs, que les juifs sont anéantis, et que la résurrection du Christ offre le salut à tous les hommes, dont visiblement les juifs sont exclus étant donné l'énormité de la faute. Meliton quand il fait de la typologie, il remplace. Quand il remplace, il fait de la typologie. En lisant le texte de Meliton, si l'on ne doute pas de son antimarcionisme, on se demande quels textes destinés à devenir le canon néo-testamentaire il a lu. Par exemple, il place la crucifixion au centre de Jérusalem. Cela fait dire aux spécialistes qui ont rédigés les notes explicatives, que Meliton se serait basé sur l'Évangile de Pierre (6), texte apocryphe qui n'a pas été retenu dans le canon. A-t-il lu Jean ? : « le salut vient des juifs » (Jn 4:22). On se demande dans le début du verset (« Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ») si le Christ ne s'adresse pas aussi à Meliton, et pas seulement à la samaritaine. A-t-il eu en main les épitres de Paul, celle adressée aux romains : « En Christ je dis la vérité, je ne mens pas, par l'Esprit Saint ma conscience m'en rend témoignage. J'ai au cœur une grande tristesse et une douleur incessante. Oui je souhaiterai être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair, ceux qui sont les israélites, à qui appartiennent l'adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères... ». appartiennent et pas appartenaient. Paul sait la non-reconnaissance des juifs à la messianité et la divinité du Christ. Et pourtant, il utilise le présent pour conjuguer son verbe. On connaît aussi le symbole de l'olivier et de la branche greffée que sont les païens dans Romains 11, qui doivent respecter la racine que sont les juifs. Meliton a-t-il lu quoi que ce soit de cette épitre ? On aimerait en douter, sinon, que dire d'une tel décalage entre l'Écriture qui va devenir normative et le contenu de l'homélie ?
On peut au final se demander ce que Meliton a compris de la Pâques chrétienne sur laquelle il fait une homélie. Car comment peut-on croire un seul instant, que les juifs soient extérieurs au plan divin de Dieu concernant le salut de l'humanité ? La seule chose sur laquelle l'homme puisse compter, c'est bien la promesse divine. Et les juifs sont détenteurs d'une promesse divine, dans un texte que Meliton connaît parfaitement. Et considérer que le Christ devait mourir, c'est conforme aux multiples annonces de sa passion, mais considérer que cette mise à mort doit mécaniquement condamner à la disparition le peuple qui en est accusé, c'est considérer que le salut se fait au détriment d'une nation, qui n'aurait pas part au salut de l'humanité. Et c'est exactement le problème de la typologie comme Meliton la conçoit. C'est une typologie du détriment. Une fois que l'évènement préfiguré est survenu, la figure disparaît. Mais Dieu veut toutes ses brebis. Le Père de la parabole du fils prodigue veut ses deux fils.


conclusions

Tous les conciles œcuméniques se sont réunis pour permettre à l'Esprit Saint et l'Église de manifester la vérité dogmatique permettant d'affirmer l'antinomie sur le choix. En effet, toute hérésie avait fait un choix au sein de l'antinomie représentée par le Christ. Les hérétiques ont tantôt vu ou l'homme ou Dieu là où l'Église n'a cessé de répéter inlassablement Dieu et Homme. Nature divine et Nature humaine. Volonté divine et volonté humaine. Cette impossibilité de penser de façon antinomique Meliton l'a vaincu. Mais il est paradoxalement retombé dans cet écueil dans sa typologie. Il n'a pas réussi à voir la figure du Christ et le Christ, mais toujours la figure du Christ puis le Christ. Il ne parvient pas à voir le peuple juif et les païens agrégés à Israël par le baptême, mais le peuple juif puis les païens agrégés à Israël par le baptême. La typologie de Méliton est réellement la typologie du détriment. En cela, nous sommes tous des Meliton de Sardes. Il y a toujours une dimension qui nous échappe. En cela elle nous montre à quel point le canon scripturaire est fondamental, Meliton ayant certainement travaillé sur des textes peu fiables. Cette homélie nous enseigne l'importance de la catéchèse dans les paroisses. Avec une bonne politique de catéchèses (abordant les conciles, les liens entre AT et NT, la place des juifs dans le salut, etc), cette homélie pourrait être lue aujourd'hui, mais à un auditoire prêt à en laisser de côté les imprécisions, les erreurs, pour en garder uniquement le feu brulant d'une foi sincère. C'est là tout le poids du sacerdoce. Meliton comme Origène, est probablement resté prisonnier de sa méthode exégétique. Alors que la seule entrave que nous devons garder, c'est l'amour du prochain, que nous le considérions comme fautif, pécheur, voire même ennemi.



1 : pg 7-10, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

2 : par. 59 pg 93, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

3 : par 58 pg 93, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

4 : par 35 pg 79, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

5 : par 4 pg 63, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

6 : point 728 pg 194, Sur la Pâques, Meliton de Sardes, Othmar Perler, Cerf 2008

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